En matière de mobilité, le temps compte (Time Matters)

La mise en service du tram à Liège va s’accompagner d’une refonte de l’ensemble du réseau de bus, de manière à le hiérarchiser et à rabattre une série de lignes existantes sur les arrêts de tram. Cette réorganisation s’appuie sur quatre lignes de Busway qui complètent la ligne de tram afin de mailler le territoire de l’agglomération.

Ces lignes de Busway s’appuient sur les grands principes suivants.

Le Busway est prioritaire par rapport au reste du trafic et les feux de signalisation sont adaptés de manière à donner la priorité au bus. La ligne est développée en site propre partout où cela est possible et/ou nécessaire en raison de la congestion automobile. Lorsque la ligne n’est pas en site propre, le bus s’arrête en voirie et les autres véhicules attendent derrière lui lors de ses arrêts. Ceci évite les manœuvres de réinsertion dans le trafic, ce qui permet d’améliorer la vitesse commerciale de la ligne. L’objectif est d’atteindre une vitesse commerciale de 19 à 20 km/h contre les 10 à 13 km/h actuels pour le centre-ville. La billettique est intégrée aux quais et les montées/descentes voyageurs s’opèrent par simultanément l’ensemble des portes. Le plancher des bus est à niveau par rapport aux quais de manière à renforcer le confort usager et l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite.

Tracé des 4 lignes de busway prévues en complément de la ligne de tram Cornonmeuse-Sclessin (source : tram.be)

Il est prévu, dans le cadre de cette réorganisation, de mettre en place d’une ligne de Busway, la ligne dite « B1 », entre Ans et Chênée selon un itinéraire qui suit peu ou prou ce qui avait été imaginé dès 2012 dans le cadre de l’étude« Transurbaine » (GRE, 2012). Ce tracé a ensuite été affiné et consolidé, d’abord dans le cadre du Schéma de développement de l’Arrondissement de Liège (Liège Métropole, 2017), et ensuite dans le Plan Urbain de Mobilité de l’Agglomération liégeoise (GW, 2019) et l’étude dite « Axes structurants » (Transitec, 2016).

Extrait de l’étude Transurbaine (GRE, 2012) qui met clairement en évidence la proximité entre le tracé de cet axe pensé dès 2012 et celui de l’actuelle ligne B1.

L’élaboration de ces différents documents a fait l’objet d’une concertation étroite entre différents acteurs : communes de l’agglomération, dont bien entendu la Ville de Liège, OTW (ex TEC), Autorité Organisatrice des Transports (AOT), SPW Mobilité et Infrastructures, Université de Liège etc. La mise en œuvre du PUM est elle-même encadrée par un comité d’accompagnement qui rassemble tous ces acteurs. L’OTW a publiquement communiqué les premiers documents relatifs à la ligne B1 lors d’une enquête d’information préalable réalisée en juin 2023. Cette enquête était réalisée dans le cadre de l’étude d’incidences sur l’environnement (EIE) relative aux quatre lignes de Busway.

Le consensus autour de la mise en œuvre rapide de la ligne B1 semble aujourd’hui remis en cause par certains acteurs pourtant associés aux différentes études et réunions de concertation. Deux arguments sont mobilisés à cet égard. Il s’agirait tout d’abord d’instaurer un moratoire sur les travaux dans la ville de Liège, les habitants et commerçants ayant été échaudés, épuisés diront certains, par la construction de la ligne de tram. Un moratoire donnerait par ailleurs du temps pour étudier la réalisation d’une véritable ligne de tram plutôt que de Busway entre Ans et Chênée.

Voici quelques éléments qui nous amènent à considérer que postposer la mise en œuvre de la ligne de Busway Ans Chênée serait très dommageable pour l’ensemble de la ville et de l’agglomération. Selon l’expression anglo-saxonne, « Time Matters », le temps compte, et ce que ce soit en terme de priorités, de délais ou de connexions.

Une ligne prioritaire en terme de flux passagers, effectifs et potentiels

Après la ligne de tram Coronmeuse-Sclessin, c’est la ligne B1 qui capte le plus de flux voyageurs dans l’agglomération. Ceci s’explique par la densité des quartiers traversés ou bordés par la ligne (Longdoz, Vennes, Chênée), ainsi que par la présence d’attracteurs majeurs tout au long de cette ligne : hôpital CHC au nord, pôle universitaire du XX Août, équipements scolaires à Chênée etc. On compte pas moins de quatre gares de chemin de fer au long de la ligne, à Ans, Saint-Lambert, Angleur et Chênée. Toutes ces gares sont susceptibles d’alimenter le trafic passager sur la ligne B1 pour des déplacement intra-urbains.

La SNCB envisage par ailleurs d’ouvrir un nouvel arrêt de train sur la ligne Guillemins-Bressoux, dans les Vennes, dans le cadre de la mise en œuvre du Réseau Express Liégeois. Actuellement prévue avenue du Luxembourg, la connexion entre cet arrêt et la ligne B1 pourrait être renforcé si il était localisé à hauteur du Boulevard Frankignoul.

Alors que la ligne de tram dédouble la ligne de chemin de fer de fond de vallée, la ligne de Busway B1 lui est, elle, transversale, d’où le nom de transurbaine qui lui a été donné. Elle permettra de relier de manière directe le nord et le sud de l’agglomération. La mise en œuvre de telles liaisons transversales constitue une priorité pour l’agglomération liégeoise, au vu du développement des activités économiques au long de l’arc autoroutier nord (entre Bierset et les Hauts-Sarts) et de l’ensemble des développements résidentiels au sud.

La demande de mobilité le long de cet axe est destinée à croitre fortement dans les années qui viennent en raison de la concentration de « foncier mutable » à proximité de celui-ci (Boliden, LPB, Espérance et Bonne-Fortune, gare d’Angleur, …). Le volant de reconversion y est bien plus important que le long de la ligne de tram, et le Busway pourra jouer ici un rôle de catalyseur pour autant que les vitesses commerciales, les fréquences et l’amplitude horaires soient suffisantes. Ce ne sont pas moins de 800 logements qui pourraient être créés sur le seul site de Boliden. 

Il serait incompréhensible, au vu de ces arguments, que la ligne B1 soit postposée indéfiniment alors qu’elle devrait être prioritaire par rapport à la ligne B2 est actuellement en chantier et que la mise en œuvre de la ligne B4 devrait suivre dans la foulée.

Un Projet de territoire qui fait le pari de la Transurbaine

La ville de Liège, dans son Projet de territoire, identifie des secteurs de transformation appelés à connaitre une intensification des usages et une reconversion en profondeur (Liège, 2024). Les cinq secteurs de transformation identifiés par la Ville de Liège sont les suivants : 

1. Bressoux/Droixhe – Coronmeuse, 
2. Sclessin – Val Benoît, 
3. la Transurbaine-nord, allant de Glain au Cadran, 
4. le « boulevard de l’Automobile »,
5. Angleur – Chênée.

Les deux premiers secteurs de transformation sont localisés le long de la ligne de tram de fond de vallée, les trois autres le long de la ligne B1, ce qui est assez logique, tant on sait que des dynamiques de cette envergure reposent sur la mise en œuvre, en parallèle, d’un transport en commun performant et efficace.

Les cinq secteurs de transformation de la ville de Liège identifiés dans le Projet de territoire (Liège, 2024)

Il convient de souligner que ces cinq secteurs concentrent l’essentiel des réserves foncières pour accueillir de nouvelles activités et de nouveaux habitants dans les années à venir. Dans son Projet de territoire, la ville de Liège a décidé de mettre en œuvre le principe de zéro artificialisation nette sans attendre l’échéance de 2050 afin de préserver les espaces de nature (Liège, 2024, p. 42). Ce ne sera pas possible sans une mise en oeuvre rapide de la ligne B1, sauf à considérer que les développements résidentiels seront reportés sur les communes périphériques.

A côté de ces cinq secteurs structurants le projet de territoire identifie 13 pôles à intensifier sur son territoire (Liège, 2024, p. 65). Elle prétend ainsi ré-équilbrer le territoire entre centre et périphérie ainsi qu’entre rive gauche et rive droite. Cinq de ces 13 pôles sont localisés le long de la ligne B1 : Mont Légia, Saint-Lambert, Longdoz, Angleur et Chênée. Ici à nouveau, la mise en œuvre de la ligne B1 s’impose de manière urgente si l’on veut réellement développer ces pôles et éviter qu’ils ne soient congestionnés par l’automobile et des infrastructures de stationnement encore plus massives.

Tous ces éléments nous amènent à considérer que si la ville de Liège croit en son projet de territoire, elle doit soutenir une mise en œuvre prioritaire et rapide de la ligne B1. Il s’agit d’une condition indispensable pour le développement de projets urbains durables, tant dans les secteurs de transformation que dans les pôles à intensifier. On sait qu’entre la réalisation des infrastructures de transport public, la décision d’investir et la livraison de logements et de surfaces de bureau il peut s’écouler une période de 5 à 10 ans. Reporter indéfiniment la mise en œuvre de la B1, c’est se priver de tout effet d’entrainement sur la transformation de la ville.

Du retour de certaines facultés de l’Université en ville

La Ville de Liège défend, on le sait, un retour progressif de certaines facultés universitaires au cœur de la cité, à proximité du pôle Saint-Lambert-XX Août. Cette revendication était déjà bien présente dans la Déclaration de Politique Communale de 2018 (Liège, 2018, p. 69). Elle est rappelée dans le Projet de territoire de 2024 (Liège, 2024, p. 60).

La mise en œuvre de la ligne B1 est essentielle pour tout transfert d’activités d’enseignement depuis le Sart-Tilman vers le centre ville.

Cette ligne doit tout d’abord assurer une accessibilité aisée en transport en commun au centre ville pour tous les étudiants logés sur la rive droite, depuis le Longdoz jusqu’à Embourg en passant par les Vennes et Chênée. Les lignes de bus qui relient Liège à Chênée sont aujourd’hui saturées et pénalisées par la congestion dans le Longdoz. A politique inchangée, le Sart-Tilman restera plus accessible que le centre ville pour certains de ces étudiants, en particulier pour ceux d’entre eux qui sont motorisés ou qui habitent à proximité de la ligne B2 (Guillemins-Sart-Tilman) ou de la ligne 158 (Chênée-Sart-Tilman).

Par ailleurs, la mise en œuvre de la ligne B1 est l’occasion d’aménager le goulot de la rue Grétry et d’y donner la priorité au Busway. Ces aménagements devraient permettre de garantir la vitesse commerciale de la ligne B1, mais également de la ligne B3 destinée à relier le pôle XX Août au Sart-Tilman en passant par le Longdoz et les Vennes. Cette ligne B3 est vitale pour l’Université, puisqu’elle devrait permettre de relier le centre au Sart-Tilman dans un délai raisonnable et sans rupture de charge. 

L’alternative qui consiste à combiner un trajet en tram depuis le centre-ville et de prendre ensuite la ligne B1 depuis les Guillemins, ou le Bus Connect 8 entre Sclessin et le Sart-Tilman sera toujours moins confortable pour les usagers dans la mesure où elle imposera une rupture de charge et des incertitudes liées à une correspondance.

Ici à nouveau, on ne voit guère l’intérêt de temporiser, alors que la mise en service de la ligne B1 est essentielle pour maintenir une liaison efficace vers le centre ville à la suite de mise en œuvre du tram, et ce tant depuis la rive droite que depuis le Sart-Tilman.

Où l’on reparle de l’abandon des extensions du tram…

Bien sûr, il serait encore plus efficace de disposer d’une véritable ligne de tram plutôt que d’un Busway entre Ans et Chênée. La demande de mobilité justifie certainement une telle option. C’est plus encore le cas si l’on prend en considération l’ensemble des développements potentiels le long de cette ligne.

Néanmoins, alors qu’il n’était déjà pas dans les plans des opérateurs de mobilité, ce scénario a encore pris un coup supplémentaire à la suite de l’abandon des extensions du tram.

En terme de justice spatiale, développer une ligne de tram le long de l’axe Ans Chênée avant les extensions de la ligne de vallée serait assez incompréhensible. Cela reviendrait à concentrer les investissements lourds sur le seul de la territoire de la ville de Liège tandis que la division entre une ville hyperconnectée et les communes périphériques se verrait renforcée. Une telle fracture viendrait s’ajouter aux griefs légitimes des communes de Herstal et Seraing suite à l’abandon des extensions.

Par ailleurs, ici aussi, le temps compte. Le scénario d’un moratoire sur le la ligne B1 pour mieux rebondir sur une ligne de tram ne tient plus la route. L’abandon des extensions du tram rend très improbable le fait de lancer des études sur une nouvelle ligne de tram dans les cinq années qui viennent. Ces études ne pourraient commencer, au mieux, qu’en 2030 et ce n’est pas aux liégeois qu’il faut expliquer qu’un délai de 10 ans entre le début des études  et la mise en service d’une ligne de tram est loin d’être excessif. Ceci nous amènerait, au mieux, en 2040 pour la mise en œuvre de cette ligne de tram, soit au moment où la transition vers la mobilité électrique devrait déjà être bien engagée.

La ville peut-elle attendre 2040 avant de mettre en œuvre les transformations attendues le long de la ligne B1 ? Reporter ainsi la transformation de la ville et de la mobilité serait tout à fait incompatible avec les échéances actuelles en matière de politique climatique, tant en terme d’atténuation que d’adaptation.

On devrait avoir rapidement la réponse à la question de savoir si la ville croit réellement en son Projet de territoire…

Références

GRE (2012). La Transurbaine Liège. Les Cahiers du GRE. Disponible sur gre-liege.be.
Transitec (2016). Étude de 14 axes bus structurants. Rapport interne.
GW (2019). Plan urbain de Mobilité de l’agglomération de Liège.
Liège (2018). Déclaration de politique communale du Collège communal 2018-2024. Disponible sur le site liege.be.
Liège (2024). Projet de territoire de Liège. Disponible sur le site liege.be.
Liège Métropole (2017). Schéma de Développement de l’Arrondissement de Liège. Disponible sur le site liege.be.

Abandon des extensions du tram à Liège : le retour des silos ?

Préambule

L’abandon des extensions du tram à Liège revêt un caractère éminemment politique. Il s’agit, ceci mérite d’être souligné, de la première décision d’envergure du gouvernement wallon à la suite des élections régionales de juin dernier et de l’installation de la nouvelle majorité. Dans sa note à la presse, le gouvernement insiste lourdement sur la méthode, présentée comme strictement factuelle, et sur la volonté de s’appuyer davantage sur l’expertise de l’administration régionale dans le cadre de la construction de la décision politique.

Remarquons d’emblée que le gouvernement wallon n’envisage ici que les administrations régionales et pas de consultation des administrations communales et/ou des élus locaux, qu’il faudra de toute façon impliquer dans la rupture proposée. On est face ici à une approche très directive de la part du gouvernement. Cette approche récuse les espaces de concertation, mis en place dans le cadre du pilotage de la mobilité à Liège, et, plus spécifiquement, le suivi du Plan de Mobilité de l’Agglomération liégeoise, pourtant approuvé par la Région.

Qui plus est, seules certaines administrations régionales semblent avoir été consultées. En particulier l’AOT et dans une moindre mesure l’OTW, sans que l’on sache vraiment qui a dit quoi. Le dossier presse ne mentionne pas de consultation du SPW Territoire, alors que l’on sait combien les décisions en matière de mobilité et d’aménagement du territoire sont aujourd’hui étroitement imbriquées. Alors que nous avions pour une fois un Ministre qui cumule la double casquette Mobilité/Aménagement du territoire, celui-ci semble avoir décidé de cloisonner nettement les deux compétences dans une approche en silos largement dépassée au vu des enjeux et de tous les retours d’expérience en la matière.

Au-delà des administrations mentionnées, seul aurait été consulté un bureau d’expertise juridique, au sujet des risques juridiques liés aux extensions. Cette question du risque semble avoir fait pencher la balance, plus que toute autre considération, dans l’abandon des extensions. Il semble important d’en prendre acte pour la suite du projet, sachant à quel point cette dimension a déjà été mise-en-avant, par la même majorité politique, dans le choix de la formule du PPP pour le tronçon central. Un choix qui s’est avéré funeste par la suite, d’autant qu’il n’a jamais permis de gérer le dérapage des coûts du projet…

Quelques précautions à ce stade

Malgré le caractère politique de la décision, notre analyse sera centrée sur les seules dimensions urbanistiques et de mobilité. Des enjeux très techniques, tels que ceux de l’interconnexion des systèmes électrotechniques, semblent avoir joué un rôle important dans l’analyse du risque. Ils ne seront pas abordés ici.

Nous n’avons pas accès aux documents qui ont fondé la décision. Le rapport complet de l’AOT n’est pas disponible au public et nous ne disposons que d’un communiqué de presse, dont les figures et les tableaux sont peu lisibles, pour fonder notre analyse de la décision prise par la Région[1]. Cette opacité complète renforce le caractère autoritaire de la démarche. Il est impossible de disposer des chiffres ou même de la méthodologie de l’analyse. Cette question de la méthodologie est pourtant centrale tant on sait qu’elle est déterminante en matière d’effets escomptés par la mise en place d’une ligne de transport structurante.

Au regard de ces quelques précautions, que peut-on dire de cette décision du point de vue de la mobilité et de l’urbanisme ?

1. Une analyse de la demande de mobilité le long de la vallée qui ignore la présence d’attracteurs majeurs ainsi que le rabattement des lignes de TEC actuelles vers l’offre de tramway.

Les chiffres avancés dans la note du gouvernement wallon reposent exclusivement sur le nombre d’habitants actuels à moins de 500 mètres des extensions du tram versus les deux lignes de busway proposées comme alternatives. Cette approche ne tient pas compte des attracteurs et des générateurs de flux, tels que le pôle d’enseignement de Jemeppe (± 2000 étudiants), la gare de Jemeppe, la gare d’Herstal etc. Ce faisant, l’AOT néglige complètement les motifs des déplacements pour ne regarder que leur origine, et ce uniquement dans la vallée.

L’étude Transamo a chiffré le potentiel de voyageurs tram, en repartant de la fréquentation combinée des lignes de bus actuelles qui parcourent les sillons Jemeppe-Sclessin et Herstal-Coronmeuse[2]. Une correction à la hausse a été appliquée aux chiffres de fréquentation actuels étant donné que la vitesse commerciale du tram serait plus rapide et qu’il n’y a plus de perte de charge dans ce scénario. Ceci est susceptible d’attirer des usagers supplémentaires vers les transports en commun.

Transamo a par ailleurs pris en considération les projets en cours dans le cadre de ses estimations. La réalisation du quartier des Rives Ardentes est susceptible de renforcer la demande de mobilité entre Herstal et Coronmeuse (on remarquera que la présence de ce quartier est totalement ignorée dans les cartes présentées par le gouvernement wallon). Les estimations de l’étude Transamo indiquent ainsi que les chiffres de fréquentation attendus sont bien au-delà des 15.000 passagers jours pour les deux extensions considérées, et ce même en appliquant un facteur de correction aux données actuelles afin d’éviter de surestimer les flux.

Ceci suppose bien entendu de rabattre les lignes de bus actuelles vers le réseau de tram, comme cela a été le cas pour une série de lignes dans le cadre de la réalisation du tronçon central, la ligne 4 étant sans doute la plus importante d’entre elles. Seules quelques lignes de cabotage inter-quartier seront ainsi maintenues dans la partie centrale du tracé, et ce uniquement dans les quartiers les plus peuplés comme Saint-Léonard.

Maintenir les lignes de bus actuelles serait totalement contraire à la philosophie adoptée jusqu’ici et injuste vis-à-vis des usagers d’une série de lignes (Sart-Tilman, Cointes, Saint-Nicolas, …) qui ont logiquement vu leurs lignes rabattues sur le tracé du tram. Il n’y aurait d’ailleurs pas la place pour maintenir plusieurs lignes de bus sur le tracé des extensions au vu du choix, logique, d’insertion de la ligne de tram en pied de colline plutôt que du côté Meuse entre Sclessin et Jemeppe. Ce même raisonnement est transposable du côté d’Herstal.

L’absence de prise en considération des possibilités de rabattement ne pouvait conduire qu’à privilégier une option de busway, étant donné qu’il est bien plus facile de faire coexister des bus avec des bus. Appliquer cette logique, à courte vue, à l’ensemble de l’agglomération, aurait conduit à ne mettre en place que des nouvelles lignes de bus à Liège, ce qui n’aurait jamais permis de résoudre le problème de saturation de l’offre existante.

2. Absence de prise en considération des coûts liés au transfert d’un mode à l’autre (les ruptures de charge).

Du point de vue de la mobilité la mise en œuvre de lignes de busway en connexion avec le tram du tram induit deux ruptures de charge importantes, une première à Coronmeuse pour la population qui vient de Herstal, la deuxième à Sclessin pour la population qui vient de Seraing et Huy.

Ces correspondances sont perçues très négativement par les usagers des transports en commun, dans la mesure où elles induisent une perte de temps, un risque accru lié aux délais éventuels de l’un des deux modes de déplacement et des conditions d’attente bien souvent inconfortables.

L’absence de connexion entre tram et train à Jemeppe pourrait, en théorie, être comblé par une amélioration de la connexion à Sclessin, mais on sait à quel point l’intermodalité entre tram et train y est peu aisée en raison de la configuration des lieux et de la faiblesse du service à Sclessin. Qui plus est, 18 lignes de bus convergent actuellement vers la gare routière de Jemeppe, soit 369 arrêts de bus par jour et 2.469 montées voyageurs/jour. L’arrêt place Licourt à Herstal rassemble lui 7 lignes de bus et près de 1.240 montées voyageurs jour (si l’on intègre l’arrêt Pont de Wandre).

La mise en place d’une ligne de tram entre Jemeppe et Herstal était précisément destinée à capter une partie de cette demande, de manière à offrir une liaison transversale, sans pertes de charge, depuis et  vers l’ensemble de la vallée pour toute les usagers des lignes de bus rabattues aux deux extrémités de la ligne.

3. Une approche qui néglige ouvertement le développement urbain et les défis liés à la mise en œuvre du principe de zéro-artificialisation nette.

Un des bénéfices attendus de la mise en œuvre d’un mode de transport structurant est, comme son nom l’indique, l’ensemble des développements annexes qu’il entraîne avec lui. C’est ce qui distingue ce mode de transport d’alternatives telles que le busway qui, plus flexibles et moins coûteuses, ne sont pas du tout associées aux mêmes bénéfices.

Le caractère structurant des infrastructures de transport a été pour partie remis en question par Offner dans un article passé à la postérité[3]. Remarquons néanmoins que l’auteur ne remettait pas en question la relation entre développement urbain et tramway. Il interrogeait plutôt son effet mécanique et le sens de la relation causale. Dans un certain nombre de cas, en effet, l’argument du tram va servir à aligner des agendas politiques, ce qui permet de concentrer des investissements, publics et privés, le long d’une ligne de tram. Cet effet de coordination prend du temps et repose sur des mécanismes d’anticipation et d’ajustements réciproques entre différents opérateurs, des mécanismes qui ne sont pas strictement de l’ordre de la causalité simple.

Cet effet d’entrainement est aujourd’hui bien visible sur le tronçon central du tram, avec des investissements importants à Coronmeuse, autour de Bressoux, sur la place des Guillemins, autour du Val-Benoît etc. Remarquons que la plupart de ces grands projets combinent investissements publics et privés. Ils n’auraient sans doute pas été développés sans l’adjuvant du tram. Le cas de la place des Guillemins est à ce titre très évocateur. On voit aujourd’hui fleurir les grands projets autour de ce nœud de mobilité et l’arrivée du tram apparaît y avoir eu un effet bien plus important que la finalisation de la gare TGV en 2009.

Une dynamique similaire était attendue sur les communes de Herstal et de Seraing/Jemeppe. D’autant que les terrains situés le long du tracé des extensions du tram présentent un potentiel de développement plus important que sur le tronçon central en raison de la reconfiguration attendue de la ville à cet endroit : requalification urbaine, reconversion de friches industrielles et transformation potentielle d’espaces commerciaux sous-densifiés[4].

Cette reconversion doit permettre de ramener des habitants et de l’activité le long du tracé du tram, en connexion directe avec le centre-ville et les pôles d’échange/d’activité que l’on y trouve, une approche qui s’inscrit parfaitement dans le cadre de la politique de Zéro Artificialisation Nette défendue actuellement par la Région Wallonne, d’où l’intérêt d’une concertation entre administrations de la mobilité et du territoire dans le cadre de ce dossier.

Le gouvernement wallon semble considérer qu’un effet d’entrainement similaire pourrait être observé pour les deux lignes de busway projetées à Herstal et Seraing/Jemeppe. 

Un effet d’entrainement a certes été observé pour certaines lignes de BHNS à Paris, à trois nuances près[5]. Cet effet du BHNS n’est observable que pour des infrastructures lourdes : site propre quasi intégral, avec insertion du BHNS en position centrale (comme un tram) et expropriations pour la réalisation de l’assiette du bus. On est très loin d’une telle configuration dans le cas des deux lignes de busway proposées en substitution du tram. Par ailleurs, l’effet observé est moins marqué que dans le cas d’un tram. Enfin, cette ligne de BHNS parisienne a aujourd’hui été convertie en tramway, de manière à ajuster la capacité à l’augmentation de demande sur la ligne. Une reconfiguration qui a été facilitée par le fait que les impétrants avaient déjà été dégagés de l’assiette du BHNS, ce qui ne sera pas non plus le cas pour les deux lignes de busway à Liège.

4. Une étude coûts bénéfices opaque et contre-intuitive

Tous les arguments exposés jusqu’ici semblent avoir bien peu de poids dans le contexte actuel, car c’est bien l’analyse coût-bénéfices qui apparaît au centre de la démarche du gouvernement wallon et de l’AOT. Les résultats de cette analyse nous sont fournis dans un tableau laconique qui figure dans le point 3.4. du communiqué de presse.

Malheureusement il est actuellement impossible d’accéder aux hypothèses de base qui ont présidé à l’élaboration de l’analyse couts-bénéfices. Quelles sont les lignes de tram, de busway et de bus classiques prises en considération? Quel est le type de busway envisagé et, plus particulièrement, quelle est la part de site propre dans l’infrastructure et quelle est la taille des bus attendus (80, 120 ou 150 places) ? Quelles sont les durées d’amortissement du matériel prises en compte ? etc. Toutes ces questions restent sans réponse et empêchent une bonne compréhension du tableau coûts-bénéfices, une condition pourtant indispensable pour un débat serein autour des enjeux de mobilité.

On peut en particulier s’étonner du fait que les coûts opérationnels du tram soient supérieurs à ceux du busway. Alors que le tram repose sur un investissement de départ plus important, celui-ci se traduit en principe par des coûts opérationnels moindres étant donné que la durée d’amortissement d’un tram est plus longue que celle d’un bus et que le nombre de chauffeurs*jours est moins important pour un niveau de service équivalent.

Autre élément surprenant, les risques additionnels seraient plus importants pour le tram que pour le busway alors que l’AOT dispose de plans de détail et d’offres fermes pour la réalisation du tramway quand le projet pour la mise en œuvre des deux lignes de busway n’est même pas encore ébauché. Il reste à réaliser des plans d’aménagement, obtenir les permis d’urbanisme et lancer les marchés publics. Comment le risque lié aux lignes de busway pourrait-il être moins important que celui d’un tram dont on connaît à présent tous les coûts ?

Qui plus est l’étude coûts-bénéfices ne semble pas intégrer les coûts de rupture de contrat avec la société Galère, ne fut-ce que dans les risques additionnels. De ce point de vue, il aurait été utile de disposer a minima d’une analyse coûts-bénéfices pour l’extension de Herstal et d’une autre pour le tronçon Jemeppe, considérant que, sur le tronçon vers Herstal, le marché était engagé, les travaux lancés et les coûts de sortie bien plus importants que pour l’extension vers Jemeppe.

Enfin, l’analyse coût-bénéfices semble ignorer une série d’autres investissements publics déjà engagés dans les communes concernées, et qui sont directement liés à l’arrivée du tram. On pense en particulier à la reconfiguration du nœud de l’A604 à Jemeppe, pour lequel la ville de Seraing a établi un Masterplan en étroite interaction avec les autorités régionales, un projet qui a été sélectionné pour un financement Feder. De la même, manière, le redéploiement du site des ACECs autour de la low line à Herstal devaient s’articuler avec le tracé du tram à partir de la gare de Herstal et de la place Licourt. Ce projet a également été retenu dans le cadre de la programmation Feder actuelle ainsi que des projets Wallonie cyclable.

Tous ces éléments renforcent le sentiment d’une décision « en chambre », reposant sur un argument d’autorité, la fameuse étude coûts-bénéfices qui apparaît comme une boite noire impénétrable, alors même qu’elle est au cœur de la décision du gouvernement wallon.

5. Le choix discutable de contrôler le risque en augmentant l’incertitude.

La gestion des risques et de l’incertitude est au cœur des choix réalisés pour l’arrivée du tram à Liège et ce depuis la mise en place du PPP pour le tronçon central. Le PPP n’était-il pas censé garantir un budget, non révisable, et des délai fixes une fois le marché attribué ? Chacun a pu, hélas ! constater ces dernières années que ces garanties n’étaient que chimères au vu d’une série de contingences.

Dans sa décision du 29 août 2024, le gouvernement wallon revient sur cette question des risques et des incertitudes financières liées aux extensions du tram. Il s’agirait selon lui d’un argument supplémentaire en faveur du busway.

A cet argument, il convient de répondre que l’absence de concertation avec les autorités communales, les groupes d’usagers, les habitants constitue un facteur d’incertitude considérable. On en a à présent la démonstration avec la décision de la commune de Herstal d’aller en recours au Conseil d’État contre la décision du gouvernement wallon de suppression des extensions.

Remarquons encore que la décision elle-même contribue à alimenter une forte incertitude auprès de l’ensemble des acteurs économiques et territoriaux, qui voyaient dans l’engagement de la Région à compléter les extensions du tram, une forme de garantie sur le long terme.

Aujourd’hui la parole de la puissance publique, et singulièrement de la Région Wallonne, se trouve largement démonétisée. Quelle confiance les acteurs économiques devraient-ils encore octroyer à la Région dans le cadre de leur politique d’investissement, si la Région est susceptible de tels revirements, sans concertation avec lesdits acteurs économiques ?

Cette manière de gérer le dossier qui, pour contenir une forme de risque, généralise l’incertitude à l’action de toute la puissance publique, aura immanquablement des effets à long terme pour l’ensemble de la région. C’est en particulier dans un contexte de transition vers une économie bas-carbone qui repose nécessairement sur une coordination entre de nombreux investissements, publics et privés, à court, moyen et long terme. Le message livré par le gouvernement wallon à travers cette brusque volte-face est de ce point de vue très dommageable.

Conclusion

La décision du 29 aout 2024 ne paraît pas amendable par le présent gouvernement. L’investissement symbolique et politique dans ce coup d’éclat est trop important. Il nous faut donc penser l’avenir du tram à Liège à plus longue échéance.

S’inscrire dans le temps long implique tout d’abord de s’assurer du succès de la mise en œuvre du tram dans son tracé court. La décision du gouvernement wallon capitalise sur le mécontentement relatif à la phase des travaux et à l’augmentation significative du coût du tronçon central du tram. La fréquentation de la première ligne de tram sera de ce point de vue déterminante. Si le succès est mitigé, alors la remise en question des extensions se verra justifiée après coup, quels que soient les arguments que l’on peut opposer sur la forme ou le fond du dossier. Si au contraire le tram trouve son public, il faudra alors rapidement renforcer la capacité de la ligne existante, ce qui impliquera d’ouvrir à nouveau la discussion avec Tram Ardent, tant en matière de niveau de service que de coûts. Cette négociation aura des conséquences déterminantes pour les deux extensions.

S’inscrire dans le temps long implique par ailleurs de renforcer les solidarités entre communes de Liège, Seraing, Saint-Nicolas et Herstal. Abandonner les extensions du tram revient à instaurer un effet de marche considérable pour les populations moins favorisées de la vallée dans le cadre de leur accès aux aménités du centre-ville et de la transition vers la ville bas-carbone. Ceci aura un impact sur l’éventuelle mise en place de restrictions d’accès au centre-ville pour les véhicules provenant des communes périphériques, sans quoi ce public subirait une forme de double pénalité : absence d’offre en transport en commun de qualité et pénalité à l’entrée en voiture. De la même manière, la reconfiguration du réseau de bus devra très rapidement être repensée en fonction des besoins de ces usagers, considérant que d’éventuelles extensions du tram ne pourraient les desservir qu’à un horizon assez lointain à présent.

S’inscrire dans le temps long implique, enfin, de revoir la manière dont la décision publique est construite en matière de mobilité et d’aménagement. L’absence de concertation avec les autorités locales s’explique, selon nous, par la faiblesse d’un contrepoids à l’échelle de l’agglomération liégeoise. La mobilisation de l’ensemble des forces vives liégeoises autour de l’avenir de la mobilité à Liège devrait constituer une priorité pour les six années à venir si l’on veut éviter l’écueil que l’on vient de connaitre. 

Pour ce qui est de l’approche en silos, l’absence de transversalité entre différentes directions reste, selon nous, un chantier prioritaire dans le cadre de la modernisation de l’administration régionale. Il nous paraît de ce point de vue urgent de revenir aux principes directeurs qui devaient guider la réforme de l’administration publique wallonne : co-construction, subsidiarité, gouvernance novatrice (un principe qui se propose de « dépasser les silos »), innovation et concertation usagers[6].


[1] Gouvernement Wallon (2024). Tram de Liège : État du projet et des extensions. Un choix gagnant pour la mobilité liégeoise, pour le redéploiement de Herstal et de Seraing, pour la Wallonie. Communiqué de presse.

[2] Transamo (2020). Évolution du réseau de transport en commun de Liège et sa métropole à l’horizon 2025. Rapport disponible auprès des auteurs.

[3] Offner, J.M. (1993). Les « effets structurants » du transport : mythe politique, mystification scientifique, L’Espace Géographique, 22-3, pp. 233-242.

[4] PLURIS (2018). Masterplan du cœur de Herstal. Une nouvelle ambition pour le centre-ville

[5] El Hadeuf, M. (2019). De la ville de l’automobile à la ville des transports collectifs : le cas des sites propres bus du sud est parisien. Thèse de doctorat. Disponible en ligne sur HAL.

[6] Marique, S. (2024). Intervention lors du Laboratoire Vesdre