L’idée pourrait paraître assez triviale. Il s’agit de fermer les rues au trafic de transit à l’intérieur de « super îlots » formés de 3 x 3 îlots classiques. La limite de vitesse reste fixée à 50km/h sur les artères qui bordent ces super-îlots. Elle est de 10 à 20 km/h à l’intérieur de ceux-ci de manière à être compatible avec des activités piétonnes dans l’esprit des espaces partagés. Le stationnement en surface est banni des espaces publics du super-îlot. Seules les places de stationnement souterraines ou localisées dans les bâtiments restent accessibles.

Les espaces dégagés de la sorte peuvent être utilisés pour des fonctions autres que la circulation : espaces verts, jeux pour les enfants, marchés, tables de pique-nique… Chacun de ces super-îlots abrite une population de l’ordre de 6.000 habitants, soit l’échelle d’une petite ville. On peut donc y défendre un haut degré de mixité urbaine, avec des fonctions scolaires, commerciales, sportives adaptées (Rueda, 2018).
De nombreux précédents en matière d’urbanisme de proximité
Organiser la ville autour d’unités de voisinage, piétonnes et semi-autonomes, est loin d’être neuf. On en trouve une première expression dans le modèle du ‘neighbourhood unit’ défendu par Perry dans le cadre de son plan régional de New York de 1929 (Scudellari, 2019). On retrouve certains de ses principes dans les « woonerf » développés fin des années 1960 aux Pays-Bas, les micro-districts russes ou encore les « Superblocks » chinois.
Théorisé par Salvador Rueda, le directeur de l’agence d’écologie urbaine de Barcelone, le super-îlot se distingue de ses prédécesseurs par une échelle plus réduite : un diamètre de 400 m pour les super-ilots contre 800 m pour le ‘neighbourhood unit’. Par ailleurs, le modèle du super-îlot s’applique en priorité à la ville constituée plutôt qu’aux nouveaux développements. Ces différences sont loin d’être anodines. La distance de 400m correspond à un parcours de 5 minutes à pied et l’ensemble du modèle est taillé sur une métrique humaine, ce que Salvador Rueda appelle un « système de proportions » (2018)
Il s’agit ici de défendre un véritable urbanisme de proximité, basé sur des distances piétonnes et une accessibilité optimale aux services (commerce, transport public etc.). Le modèle du superblock, par son échelle et sa perméabilité, permet par ailleurs de rencontrer une critique de Jane Jacobs par rapport au neighbourhood unit, à savoir l’effet d’îlot forteresse, forme de négation de qui fait la richesse, la profondeur et la complexité de la rue urbaine, à multiples usages et intégrant toutes les échelles de la ville.
Au-delà de cette question de l’échelle et de la perméabilité, cette proposition nous paraît bien plus radicale qu’il n’y paraît à première vue (Zografos, 2020).
Une transformation radicale de la ville
Tout d’abord le modèle du superblock s’inscrit dans un schéma global de « ville isotrope ». Salvador Rueda (2018) reprend ainsi l’utopie de Cerda et se propose de généraliser le superblock à l’ensemble du territoire de la métropole. Il s’agit à terme de « quadriller » l’ensemble de la ville à travers 503 superblocks de manière à amener un niveau équivalent d’aménités urbaines à tous les habitants, qu’ils vivent au centre ou en périphérie.
Ceci passe par une refonte intégrale des parcours des transports publics et des voies cyclables sur un schéma de ville « horizontale ». Le réseau de bus doit désormais suivre une trame quadrillée et non plus radioconcentrique. L’objectif est d’amener un arrêt de bus à moins de 5 minutes à pied de tous les habitants, avec des temps d’attente moyens aux arrêts de l’ordre de 2 minutes et un maximum d’une correspondance pour 95% des trajets. Le projet s’appuie par ailleurs sur la volonté de la municipalité de réduire la part modale de la voiture de 21%. Les auteurs du projet ont calculé qu’une baisse de la part modale voiture de 13% suffirait à éviter que le report de trafic sur les axes principaux ne contribue à engorger davantage ceux-ci suite à la mise en place du schéma (Rueda, 2018).

C’est donc bien une transformation radicale de la ville qui en jeu ici. Elle vise à rééquilibrer la place accordée à la voiture et aux fonctions de rencontre, de détente et de sociabilité qui sont l’essence de l’urbanité.
Une approche transversale
Loin d’être cantonné au seul domaine de la mobilité, le modèle du superblock se veut transversal par nature. Inscrit en 2015 dans le plan urbain de mobilité, il a ensuite été repris dans les plans en matière de services urbains, de biodiversité et de qualité de l’air.
Ainsi, le superblock répond à la fois aux enjeux de réduction et d’adaptation au changement climatique. Sa mise en œuvre généralisée devrait permettre une diminution drastique des émissions de GES par la réduction de la présence de la voiture en ville, une réduction de l’îlot de chaleur au sein des super-îlots et un accroissement de la biodiversité par la végétalisation des espaces libérés par l’automobile. Les espaces verts en ville devraient couvrir 403 ha contre 171 ha actuellement à l’échelle de la métropole. Dans la partie de la ville couverte par la plan de Cerda, la part d’espaces verts par habitants devrait passer de 2.7m2 à 6.3 m2 par habitant.
La ville envisage par ailleurs de développer des micro-réseaux énergétiques à l’échelle de ces super-îlots. Et la réflexion en matière de mobilité ne se limite pas à la piétonisation et au réseau de transport en commun. Elle intègre la logistique urbaine avec un espace de dépôt pour véhicules motorisés prévu pour chacun des super-îlots à partir duquel la livraison peut s’opérer par des vélo-cargos ou par d’autres moyens de transports. La distance de 400m faciliterait par ailleurs une synchronisation des feux de circulation avec mise en priorité pour les transports en commun (Rueda, 2018).
L’implémentation de la politique des superblocks à l’échelle de l’ensemble de la ville permettrait d’éviter 667 morts par an (Mueller et. al., 2020). La majorité des effets en matière de santé publique seraient liés à la réduction de la pollution de l’air (291 morts/an), au bruit (163 morts/an) et à l’atténuation des vagues de chaleur (117 morts/an). Ces chiffres sont indicatifs bien entendu et doivent être ramenés à la population de référence, à savoir les 1.301.827 habitants de plus de 20 ans de la ville de Barcelone.
Le superblock apparaît ainsi comme l’intégrateur de différentes politiques sectorielles, qui vont de la logistique au métabolisme urbain en passant par la gouvernance et la santé publique.
Une démarche éminemment politique
Enfin, le superblock s’inscrit dans un projet politique de droit à la ville, axé sur l’espace public et la participation des citoyens à la transformation de leur environnement. Il n’est pas anodin de voir la municipalité parler de ville à « vitesse humaine » plutôt que de « ville piétonne ». Le superblock permet de consacrer 75% des espaces publics aux droits citoyens (Rueda, 2018). D’un point de vue politique, cet espace public citoyen correspond à une communauté de voisinage de 5.000 habitants pour laquelle il est possible d’organiser une participation et une prise de décision décentralisée. Du point de vue opérationnel, l’accent mis sur les espaces publics se traduit par un minutieux réaménagement des espaces publics de façade à façade au sein des super-îlots (Roberts, 2019).

Même si c’est un parti de centre-droit (CiU) qui a inscrit cette mesure dans le plan de mobilité urbaine, c’est le parti de gauche issu de la mouvance Podemos (Barcelona En Comú) qui a assuré son portage politique depuis sa victoire aux élections municipales de juin 2015. Le superblock s’inscrit dans l’agenda de la maire progressiste de Barcelone, Ada Colau, qui a milité pour le droit à la ville, une régulation des loyers et l’amélioration du cadre de vie dans une approche de ville inclusive plutôt que de métropolisation à tout crin.
Une mise en œuvre laborieuse
Cinq ans après son inscription au Plan Urbain de Mobilité, la mise en œuvre de cet agenda radical est encore dans une phase de démarrage. Les premières expériences en matière de SuperBlock ont été menées dans les quartiers Gràcia et Born dans les années 2010. Ces expériences se sont traduites par une amélioration notable de l’espace public, qui s’est rapidement traduite par des mécanismes de gentrification et de touristification.
Mais ce n’est qu’à partir du mandat d’Ada Colau que le superblock va être véritablement érigé en principe de transformation de la ville. La politique va alors se déployer avec une première expérience pilote dans un quartier populaire, Poblenou. Cette expérience pilote sera suivie de quatre autres projets réalisés ; trois projets sont actuellement en chantier (Lopez, 2020). On est encore assez loin des 503 superblocks envisagés Salvador Rueda, mais l’opérationnalisation semble se consolider au cours du temps, tant dans ses modalités que dans la réponse des habitants.
La mise en œuvre du superblock de Poblenou s’est traduite par de fortes résistances de la part de la société civile (Zografos, 2020). Ceci s’explique pour partie par un manque de concertation avec la population locale et un déphasage entre urbanisme tactique et structurel. Cette opération fut pensée au départ d’un concours ouvert aux étudiants d’architecture, avec une fermeture provisoire des rues sans beaucoup de communication préalable. L’opération était conçue de manière temporaire et n’avait pas fait l’objet d’une analyse approfondie de la part de la municipalité. Elle généra une grosse surprise pour les habitants, les commerçants et les entreprises (dont des garagistes et des concessionnaires automobiles) qui voyaient leur rue fermée à la circulation du jour au lendemain… Qui plus est ce superblock était bordé par deux artères à sens unique et orientées dans la même direction. De ce fait, la fermeture des rues internes au super-îlot allongeait les distances de parcours pour les habitants du superblock et plus encore pour ceux qui vivaient à proximité de celui-ci sans bénéficier du trafic apaisé. Enfin, l’aménagement de l’espace public était encore minimaliste. Dans l’esprit de l’urbanisme tactique, les espaces publics étaient délimités par des pneus de récupération et un marquage au sol.

Animés par l’opposition politique, des riverains se sont regroupés sous la bannière d’une association demandant l’ouverture des rues aux véhicules. Soutenue par la presse internationale, la municipalité a alors engagé un dialogue avec la population locale de manière à recalibrer son projet et l’inscrire dans la durée. Ceci a amené à ouvrir deux rues au trafic de transit et à engager une transformation en profondeur de l’espace public, avec du mobilier urbain adapté, des animations et la création d’espaces verts.
Cette expérience a mis en évidence quelques nœuds en matière d’opérationnalisation. Ainsi le déphasage entre expériences pilotes et refonte complète du schéma de circulation de la ville amène à des incohérences comme la présence de deux artères à sens unique orientées dans la même direction en bordure du super-îlot. Par ailleurs, le décalage entre urbanisme tactique et structurel est porteur de tensions, si la phase temporaire se prolonge de manière excessive et sans perspective d’amélioration significative (Scudellari, 2019).
Signalons enfin que le caractère précaire de l’équipe politique à la tête de la municipalité n’était pas étranger aux difficultés de portage politique du projet. Barcelona en Comú ne disposant pas de la majorité au conseil municipal, son action dépendait de ses partenaires de coalition. Il fallait par ailleurs avancer rapidement pour engranger des résultats au cours de la mandature municipale. L’exposition d’Ada Colau sur le dossier du superblock de Poblenou en faisait une cible idéale pour tous ses détracteurs. Ceci nous rappelle combien la transformation d’une ville, toute ambitieuse soit elle, ne peut se comprendre en faisant abstraction des conflits politiques quotidiens et d’une compétition entre différentes conceptions du bien commun (Zografos, 2020).
La mise en place de réunions de concertation préalables à la mise en œuvre des superblocks est désormais inscrite dans les modes de faire de la ville. Par ailleurs les interventions sont à présent planifiées dans la durée, avec un diagnostic préalable plus élaboré. Les modifications au schéma de circulation général précèdent les interventions ciblées. Enfin, la municipalité a conservé l’idée d’un croisement entre urbanisme tactique et structurel, mais le délai entre ces deux types d’intervention a été réduit. L’urbanisme tactique a le mérite de stimuler le mouvement des citoyens et permet de corriger certains aspects du projet sur base d’un retour d’expérience. Ce mouvement d’implication citoyen dans les affaires de la cité est au cœur du projet politique de la municipalité.
Des questions en suspens
Une première question relative à cette politique tient aux effets de ces mesures sur la gentrification urbaine. Les premières interventions se sont traduites par une forme de touristification menant à l’exclusion de certains groupes sociaux (Roberts, 2019). Le fait de déployer cette politique à l’échelle de la ville plutôt que dans quelques quartiers centraux ou bien localiés est une première réponse par rapport à cette menace. L’intervention dans le Poblenou n’a pas conduit aux mêmes effets que ceux observés dans les quartiers de Gràcia ou El Born. Par ailleurs la municipalité de Barcelone s’est engagée dans une politique de régulation des loyers ainsi que des opérateurs tels que Airb&b. Il n’en demeure pas moins que la part actuelle de logements sociaux est de 1.5% à Barcelone (Roberts, 2019). Ceci ne permet aucunement de protéger les populations les plus précaires.
Une deuxième question porte sur l’injustice induite entre axes principaux ouverts au trafic motorisé et voies piétonnes internes au superblocks. Comment compenser l’inégalité d’exposition au bruit et à la pollution entre ces deux types de situation ? Plus fondamentalement, ce déséquilibre pose un dilemme politique dans un système urbain comme la maille de Cerda, où toutes les voiries sont de largeur et de niveau égal en matière de hiérarchie de voirie (mises à part peut-être les diagonales qui ont un statut particulier). Ceci revient de fait à imposer une hiérarchie dans un système homogène, ce qui semble contradictoire avec les objectifs généraux de cette politique.
Enfin, la municipalité a privilégié la mise en œuvre de superblocks dans les quartiers périphériques dans un premier temps. Ceci s’explique par sa volonté d’amener les aménités urbaines dans des quartiers qui n’en disposaient pas jusqu’ici. Les mauvais esprits diront que c’était aussi plus facile… On remarque en effet que le trafic est beaucoup plus important au centre ville. Sera-t-il possible de reproduire le modèle du superblock dans des conditions de saturation automobile ? A quel horizon temporel ? Ceci suppose bien entendu de gérer la demande en stationnement dans ces quartiers centraux. Plus encore, cette politique est susceptible d’exacerber les tensions qui existent entre ville centre et communes périphériques, fonctionnellement dépendantes du centre et sans véritable solution de transport public. On retrouve ici un certain nombre d’arguments mobilisés dans le cadre des politiques d’apaisement automobile adoptées chez nous.
De la transposabilité du modèle barcelonais
On peut enfin s’interroger sur la transposabilité du modèle du superblock dans d’autres villes que Barcelone. Ceci pose un problème de densité et d’échelle d’intervention. L’échelle de 400 m correspond à une métrique piétonne. Elle permet dans le cas de Barcelone de rassembler des communautés de 4.000 à 6.000 habitants pour lesquels la mise en place d’espaces publics et de services urbains a tout son sens. Une maille de 400 m dans une ville moins dense ne permettrait pas de rassembler de telles communautés. On peut dès lors s’interroger sur la viabilité des services qui y seraient proposés. Une solution serait alors d’élargir la taille de la maille, mais on perd alors l’intérêt de cette métrique piétonne : proximité des arrêts de bus et des points logistiques etc. L’adaptation du modèle à une maille urbaine organique pose question également.
En tout état de cause, toute forme de transposition de ce modèle ne peut s’envisager sans une forme d’adaptation du cadre conceptuel, idéologique et politique dans lequel il s’inscrit. Derrière les contours assez évidents de certaines opérations pilotes, nous avons essayé de mettre évidence à quel point le superblock repose sur un projet politique de transformation radicale de l’ensemble de la métropole. Des interventions ponctuelles, sans un cadre approprié, n’auraient pas de sens tant elles seraient susceptibles de creuser les inégalités urbaines sans perspective d’amélioration notable à moyen terme.
Quelques références pour aller plus loin…
López, I., Ortega, J., Pardo, M. (2020). Mobility Infrastructures in Cities and Climate Change: An Analysis Through the Superblocks in Barcelona. Atmosphere, 11, 410.
Mueller, N., Rojas-Rueda, D., Khreis, H., Cirach, M., Andrés, D., Ballester, J., Bartoll, X., Daher, C., Deluca, A., Echave, C., Milà, C., Márquez, S., Palou, J., Pérez, K., Tonne, C., Stevenson, M., Rueda, S., & Nieuwenhuijsen, M. (2020). Changing the urban design of cities for health : The superblock model. Environment International, 134, 105132.
Roberts D. (2019). Barcelona’s radical plan to take back streets from cars. Introducing “superblocks.”. Disponible en ligne sur Vox.com.
Rueda S. (2018). Superblocks for the Design of New Cities and Renovation of Existing Ones: Barcelona’s Case. In: Nieuwenhuijsen M., Khreis H. (eds) Integrating Human Health into Urban and Transport Planning. Springer.
Scudellari, J., Staricco, L., & Brovarone, E. V. (2019). Implementing the Supermanzana approach in Barcelona. Critical issues at local and urban level. Journal of Urban Design, 1‑22.
Zografos, C., Klause, K. A., Connolly, J. J. T., & Anguelovski, I. (2020). The everyday politics of urban transformational adaptation : Struggles for authority and the Barcelona superblock project. Cities, 99, 102613. https://doi.org/10.1016/j.cities.2020.102613
Ce texte est paru dans la revue Dérivations, n°7. Je remercie Thomas Bolmain pour sa relecture attentive du texte.