En matière de mobilité, le temps compte (Time Matters)

La mise en service du tram à Liège va s’accompagner d’une refonte de l’ensemble du réseau de bus, de manière à le hiérarchiser et à rabattre une série de lignes existantes sur les arrêts de tram. Cette réorganisation s’appuie sur quatre lignes de Busway qui complètent la ligne de tram afin de mailler le territoire de l’agglomération.

Ces lignes de Busway s’appuient sur les grands principes suivants.

Le Busway est prioritaire par rapport au reste du trafic et les feux de signalisation sont adaptés de manière à donner la priorité au bus. La ligne est développée en site propre partout où cela est possible et/ou nécessaire en raison de la congestion automobile. Lorsque la ligne n’est pas en site propre, le bus s’arrête en voirie et les autres véhicules attendent derrière lui lors de ses arrêts. Ceci évite les manœuvres de réinsertion dans le trafic, ce qui permet d’améliorer la vitesse commerciale de la ligne. L’objectif est d’atteindre une vitesse commerciale de 19 à 20 km/h contre les 10 à 13 km/h actuels pour le centre-ville. La billettique est intégrée aux quais et les montées/descentes voyageurs s’opèrent par simultanément l’ensemble des portes. Le plancher des bus est à niveau par rapport aux quais de manière à renforcer le confort usager et l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite.

Tracé des 4 lignes de busway prévues en complément de la ligne de tram Cornonmeuse-Sclessin (source : tram.be)

Il est prévu, dans le cadre de cette réorganisation, de mettre en place d’une ligne de Busway, la ligne dite « B1 », entre Ans et Chênée selon un itinéraire qui suit peu ou prou ce qui avait été imaginé dès 2012 dans le cadre de l’étude« Transurbaine » (GRE, 2012). Ce tracé a ensuite été affiné et consolidé, d’abord dans le cadre du Schéma de développement de l’Arrondissement de Liège (Liège Métropole, 2017), et ensuite dans le Plan Urbain de Mobilité de l’Agglomération liégeoise (GW, 2019) et l’étude dite « Axes structurants » (Transitec, 2016).

Extrait de l’étude Transurbaine (GRE, 2012) qui met clairement en évidence la proximité entre le tracé de cet axe pensé dès 2012 et celui de l’actuelle ligne B1.

L’élaboration de ces différents documents a fait l’objet d’une concertation étroite entre différents acteurs : communes de l’agglomération, dont bien entendu la Ville de Liège, OTW (ex TEC), Autorité Organisatrice des Transports (AOT), SPW Mobilité et Infrastructures, Université de Liège etc. La mise en œuvre du PUM est elle-même encadrée par un comité d’accompagnement qui rassemble tous ces acteurs. L’OTW a publiquement communiqué les premiers documents relatifs à la ligne B1 lors d’une enquête d’information préalable réalisée en juin 2023. Cette enquête était réalisée dans le cadre de l’étude d’incidences sur l’environnement (EIE) relative aux quatre lignes de Busway.

Le consensus autour de la mise en œuvre rapide de la ligne B1 semble aujourd’hui remis en cause par certains acteurs pourtant associés aux différentes études et réunions de concertation. Deux arguments sont mobilisés à cet égard. Il s’agirait tout d’abord d’instaurer un moratoire sur les travaux dans la ville de Liège, les habitants et commerçants ayant été échaudés, épuisés diront certains, par la construction de la ligne de tram. Un moratoire donnerait par ailleurs du temps pour étudier la réalisation d’une véritable ligne de tram plutôt que de Busway entre Ans et Chênée.

Voici quelques éléments qui nous amènent à considérer que postposer la mise en œuvre de la ligne de Busway Ans Chênée serait très dommageable pour l’ensemble de la ville et de l’agglomération. Selon l’expression anglo-saxonne, « Time Matters », le temps compte, et ce que ce soit en terme de priorités, de délais ou de connexions.

Une ligne prioritaire en terme de flux passagers, effectifs et potentiels

Après la ligne de tram Coronmeuse-Sclessin, c’est la ligne B1 qui capte le plus de flux voyageurs dans l’agglomération. Ceci s’explique par la densité des quartiers traversés ou bordés par la ligne (Longdoz, Vennes, Chênée), ainsi que par la présence d’attracteurs majeurs tout au long de cette ligne : hôpital CHC au nord, pôle universitaire du XX Août, équipements scolaires à Chênée etc. On compte pas moins de quatre gares de chemin de fer au long de la ligne, à Ans, Saint-Lambert, Angleur et Chênée. Toutes ces gares sont susceptibles d’alimenter le trafic passager sur la ligne B1 pour des déplacement intra-urbains.

La SNCB envisage par ailleurs d’ouvrir un nouvel arrêt de train sur la ligne Guillemins-Bressoux, dans les Vennes, dans le cadre de la mise en œuvre du Réseau Express Liégeois. Actuellement prévue avenue du Luxembourg, la connexion entre cet arrêt et la ligne B1 pourrait être renforcé si il était localisé à hauteur du Boulevard Frankignoul.

Alors que la ligne de tram dédouble la ligne de chemin de fer de fond de vallée, la ligne de Busway B1 lui est, elle, transversale, d’où le nom de transurbaine qui lui a été donné. Elle permettra de relier de manière directe le nord et le sud de l’agglomération. La mise en œuvre de telles liaisons transversales constitue une priorité pour l’agglomération liégeoise, au vu du développement des activités économiques au long de l’arc autoroutier nord (entre Bierset et les Hauts-Sarts) et de l’ensemble des développements résidentiels au sud.

La demande de mobilité le long de cet axe est destinée à croitre fortement dans les années qui viennent en raison de la concentration de « foncier mutable » à proximité de celui-ci (Boliden, LPB, Espérance et Bonne-Fortune, gare d’Angleur, …). Le volant de reconversion y est bien plus important que le long de la ligne de tram, et le Busway pourra jouer ici un rôle de catalyseur pour autant que les vitesses commerciales, les fréquences et l’amplitude horaires soient suffisantes. Ce ne sont pas moins de 800 logements qui pourraient être créés sur le seul site de Boliden. 

Il serait incompréhensible, au vu de ces arguments, que la ligne B1 soit postposée indéfiniment alors qu’elle devrait être prioritaire par rapport à la ligne B2 est actuellement en chantier et que la mise en œuvre de la ligne B4 devrait suivre dans la foulée.

Un Projet de territoire qui fait le pari de la Transurbaine

La ville de Liège, dans son Projet de territoire, identifie des secteurs de transformation appelés à connaitre une intensification des usages et une reconversion en profondeur (Liège, 2024). Les cinq secteurs de transformation identifiés par la Ville de Liège sont les suivants : 

1. Bressoux/Droixhe – Coronmeuse, 
2. Sclessin – Val Benoît, 
3. la Transurbaine-nord, allant de Glain au Cadran, 
4. le « boulevard de l’Automobile »,
5. Angleur – Chênée.

Les deux premiers secteurs de transformation sont localisés le long de la ligne de tram de fond de vallée, les trois autres le long de la ligne B1, ce qui est assez logique, tant on sait que des dynamiques de cette envergure reposent sur la mise en œuvre, en parallèle, d’un transport en commun performant et efficace.

Les cinq secteurs de transformation de la ville de Liège identifiés dans le Projet de territoire (Liège, 2024)

Il convient de souligner que ces cinq secteurs concentrent l’essentiel des réserves foncières pour accueillir de nouvelles activités et de nouveaux habitants dans les années à venir. Dans son Projet de territoire, la ville de Liège a décidé de mettre en œuvre le principe de zéro artificialisation nette sans attendre l’échéance de 2050 afin de préserver les espaces de nature (Liège, 2024, p. 42). Ce ne sera pas possible sans une mise en oeuvre rapide de la ligne B1, sauf à considérer que les développements résidentiels seront reportés sur les communes périphériques.

A côté de ces cinq secteurs structurants le projet de territoire identifie 13 pôles à intensifier sur son territoire (Liège, 2024, p. 65). Elle prétend ainsi ré-équilbrer le territoire entre centre et périphérie ainsi qu’entre rive gauche et rive droite. Cinq de ces 13 pôles sont localisés le long de la ligne B1 : Mont Légia, Saint-Lambert, Longdoz, Angleur et Chênée. Ici à nouveau, la mise en œuvre de la ligne B1 s’impose de manière urgente si l’on veut réellement développer ces pôles et éviter qu’ils ne soient congestionnés par l’automobile et des infrastructures de stationnement encore plus massives.

Tous ces éléments nous amènent à considérer que si la ville de Liège croit en son projet de territoire, elle doit soutenir une mise en œuvre prioritaire et rapide de la ligne B1. Il s’agit d’une condition indispensable pour le développement de projets urbains durables, tant dans les secteurs de transformation que dans les pôles à intensifier. On sait qu’entre la réalisation des infrastructures de transport public, la décision d’investir et la livraison de logements et de surfaces de bureau il peut s’écouler une période de 5 à 10 ans. Reporter indéfiniment la mise en œuvre de la B1, c’est se priver de tout effet d’entrainement sur la transformation de la ville.

Du retour de certaines facultés de l’Université en ville

La Ville de Liège défend, on le sait, un retour progressif de certaines facultés universitaires au cœur de la cité, à proximité du pôle Saint-Lambert-XX Août. Cette revendication était déjà bien présente dans la Déclaration de Politique Communale de 2018 (Liège, 2018, p. 69). Elle est rappelée dans le Projet de territoire de 2024 (Liège, 2024, p. 60).

La mise en œuvre de la ligne B1 est essentielle pour tout transfert d’activités d’enseignement depuis le Sart-Tilman vers le centre ville.

Cette ligne doit tout d’abord assurer une accessibilité aisée en transport en commun au centre ville pour tous les étudiants logés sur la rive droite, depuis le Longdoz jusqu’à Embourg en passant par les Vennes et Chênée. Les lignes de bus qui relient Liège à Chênée sont aujourd’hui saturées et pénalisées par la congestion dans le Longdoz. A politique inchangée, le Sart-Tilman restera plus accessible que le centre ville pour certains de ces étudiants, en particulier pour ceux d’entre eux qui sont motorisés ou qui habitent à proximité de la ligne B2 (Guillemins-Sart-Tilman) ou de la ligne 158 (Chênée-Sart-Tilman).

Par ailleurs, la mise en œuvre de la ligne B1 est l’occasion d’aménager le goulot de la rue Grétry et d’y donner la priorité au Busway. Ces aménagements devraient permettre de garantir la vitesse commerciale de la ligne B1, mais également de la ligne B3 destinée à relier le pôle XX Août au Sart-Tilman en passant par le Longdoz et les Vennes. Cette ligne B3 est vitale pour l’Université, puisqu’elle devrait permettre de relier le centre au Sart-Tilman dans un délai raisonnable et sans rupture de charge. 

L’alternative qui consiste à combiner un trajet en tram depuis le centre-ville et de prendre ensuite la ligne B1 depuis les Guillemins, ou le Bus Connect 8 entre Sclessin et le Sart-Tilman sera toujours moins confortable pour les usagers dans la mesure où elle imposera une rupture de charge et des incertitudes liées à une correspondance.

Ici à nouveau, on ne voit guère l’intérêt de temporiser, alors que la mise en service de la ligne B1 est essentielle pour maintenir une liaison efficace vers le centre ville à la suite de mise en œuvre du tram, et ce tant depuis la rive droite que depuis le Sart-Tilman.

Où l’on reparle de l’abandon des extensions du tram…

Bien sûr, il serait encore plus efficace de disposer d’une véritable ligne de tram plutôt que d’un Busway entre Ans et Chênée. La demande de mobilité justifie certainement une telle option. C’est plus encore le cas si l’on prend en considération l’ensemble des développements potentiels le long de cette ligne.

Néanmoins, alors qu’il n’était déjà pas dans les plans des opérateurs de mobilité, ce scénario a encore pris un coup supplémentaire à la suite de l’abandon des extensions du tram.

En terme de justice spatiale, développer une ligne de tram le long de l’axe Ans Chênée avant les extensions de la ligne de vallée serait assez incompréhensible. Cela reviendrait à concentrer les investissements lourds sur le seul de la territoire de la ville de Liège tandis que la division entre une ville hyperconnectée et les communes périphériques se verrait renforcée. Une telle fracture viendrait s’ajouter aux griefs légitimes des communes de Herstal et Seraing suite à l’abandon des extensions.

Par ailleurs, ici aussi, le temps compte. Le scénario d’un moratoire sur le la ligne B1 pour mieux rebondir sur une ligne de tram ne tient plus la route. L’abandon des extensions du tram rend très improbable le fait de lancer des études sur une nouvelle ligne de tram dans les cinq années qui viennent. Ces études ne pourraient commencer, au mieux, qu’en 2030 et ce n’est pas aux liégeois qu’il faut expliquer qu’un délai de 10 ans entre le début des études  et la mise en service d’une ligne de tram est loin d’être excessif. Ceci nous amènerait, au mieux, en 2040 pour la mise en œuvre de cette ligne de tram, soit au moment où la transition vers la mobilité électrique devrait déjà être bien engagée.

La ville peut-elle attendre 2040 avant de mettre en œuvre les transformations attendues le long de la ligne B1 ? Reporter ainsi la transformation de la ville et de la mobilité serait tout à fait incompatible avec les échéances actuelles en matière de politique climatique, tant en terme d’atténuation que d’adaptation.

On devrait avoir rapidement la réponse à la question de savoir si la ville croit réellement en son Projet de territoire…

Références

GRE (2012). La Transurbaine Liège. Les Cahiers du GRE. Disponible sur gre-liege.be.
Transitec (2016). Étude de 14 axes bus structurants. Rapport interne.
GW (2019). Plan urbain de Mobilité de l’agglomération de Liège.
Liège (2018). Déclaration de politique communale du Collège communal 2018-2024. Disponible sur le site liege.be.
Liège (2024). Projet de territoire de Liège. Disponible sur le site liege.be.
Liège Métropole (2017). Schéma de Développement de l’Arrondissement de Liège. Disponible sur le site liege.be.

Abandon des extensions du tram à Liège : le retour des silos ?

Préambule

L’abandon des extensions du tram à Liège revêt un caractère éminemment politique. Il s’agit, ceci mérite d’être souligné, de la première décision d’envergure du gouvernement wallon à la suite des élections régionales de juin dernier et de l’installation de la nouvelle majorité. Dans sa note à la presse, le gouvernement insiste lourdement sur la méthode, présentée comme strictement factuelle, et sur la volonté de s’appuyer davantage sur l’expertise de l’administration régionale dans le cadre de la construction de la décision politique.

Remarquons d’emblée que le gouvernement wallon n’envisage ici que les administrations régionales et pas de consultation des administrations communales et/ou des élus locaux, qu’il faudra de toute façon impliquer dans la rupture proposée. On est face ici à une approche très directive de la part du gouvernement. Cette approche récuse les espaces de concertation, mis en place dans le cadre du pilotage de la mobilité à Liège, et, plus spécifiquement, le suivi du Plan de Mobilité de l’Agglomération liégeoise, pourtant approuvé par la Région.

Qui plus est, seules certaines administrations régionales semblent avoir été consultées. En particulier l’AOT et dans une moindre mesure l’OTW, sans que l’on sache vraiment qui a dit quoi. Le dossier presse ne mentionne pas de consultation du SPW Territoire, alors que l’on sait combien les décisions en matière de mobilité et d’aménagement du territoire sont aujourd’hui étroitement imbriquées. Alors que nous avions pour une fois un Ministre qui cumule la double casquette Mobilité/Aménagement du territoire, celui-ci semble avoir décidé de cloisonner nettement les deux compétences dans une approche en silos largement dépassée au vu des enjeux et de tous les retours d’expérience en la matière.

Au-delà des administrations mentionnées, seul aurait été consulté un bureau d’expertise juridique, au sujet des risques juridiques liés aux extensions. Cette question du risque semble avoir fait pencher la balance, plus que toute autre considération, dans l’abandon des extensions. Il semble important d’en prendre acte pour la suite du projet, sachant à quel point cette dimension a déjà été mise-en-avant, par la même majorité politique, dans le choix de la formule du PPP pour le tronçon central. Un choix qui s’est avéré funeste par la suite, d’autant qu’il n’a jamais permis de gérer le dérapage des coûts du projet…

Quelques précautions à ce stade

Malgré le caractère politique de la décision, notre analyse sera centrée sur les seules dimensions urbanistiques et de mobilité. Des enjeux très techniques, tels que ceux de l’interconnexion des systèmes électrotechniques, semblent avoir joué un rôle important dans l’analyse du risque. Ils ne seront pas abordés ici.

Nous n’avons pas accès aux documents qui ont fondé la décision. Le rapport complet de l’AOT n’est pas disponible au public et nous ne disposons que d’un communiqué de presse, dont les figures et les tableaux sont peu lisibles, pour fonder notre analyse de la décision prise par la Région[1]. Cette opacité complète renforce le caractère autoritaire de la démarche. Il est impossible de disposer des chiffres ou même de la méthodologie de l’analyse. Cette question de la méthodologie est pourtant centrale tant on sait qu’elle est déterminante en matière d’effets escomptés par la mise en place d’une ligne de transport structurante.

Au regard de ces quelques précautions, que peut-on dire de cette décision du point de vue de la mobilité et de l’urbanisme ?

1. Une analyse de la demande de mobilité le long de la vallée qui ignore la présence d’attracteurs majeurs ainsi que le rabattement des lignes de TEC actuelles vers l’offre de tramway.

Les chiffres avancés dans la note du gouvernement wallon reposent exclusivement sur le nombre d’habitants actuels à moins de 500 mètres des extensions du tram versus les deux lignes de busway proposées comme alternatives. Cette approche ne tient pas compte des attracteurs et des générateurs de flux, tels que le pôle d’enseignement de Jemeppe (± 2000 étudiants), la gare de Jemeppe, la gare d’Herstal etc. Ce faisant, l’AOT néglige complètement les motifs des déplacements pour ne regarder que leur origine, et ce uniquement dans la vallée.

L’étude Transamo a chiffré le potentiel de voyageurs tram, en repartant de la fréquentation combinée des lignes de bus actuelles qui parcourent les sillons Jemeppe-Sclessin et Herstal-Coronmeuse[2]. Une correction à la hausse a été appliquée aux chiffres de fréquentation actuels étant donné que la vitesse commerciale du tram serait plus rapide et qu’il n’y a plus de perte de charge dans ce scénario. Ceci est susceptible d’attirer des usagers supplémentaires vers les transports en commun.

Transamo a par ailleurs pris en considération les projets en cours dans le cadre de ses estimations. La réalisation du quartier des Rives Ardentes est susceptible de renforcer la demande de mobilité entre Herstal et Coronmeuse (on remarquera que la présence de ce quartier est totalement ignorée dans les cartes présentées par le gouvernement wallon). Les estimations de l’étude Transamo indiquent ainsi que les chiffres de fréquentation attendus sont bien au-delà des 15.000 passagers jours pour les deux extensions considérées, et ce même en appliquant un facteur de correction aux données actuelles afin d’éviter de surestimer les flux.

Ceci suppose bien entendu de rabattre les lignes de bus actuelles vers le réseau de tram, comme cela a été le cas pour une série de lignes dans le cadre de la réalisation du tronçon central, la ligne 4 étant sans doute la plus importante d’entre elles. Seules quelques lignes de cabotage inter-quartier seront ainsi maintenues dans la partie centrale du tracé, et ce uniquement dans les quartiers les plus peuplés comme Saint-Léonard.

Maintenir les lignes de bus actuelles serait totalement contraire à la philosophie adoptée jusqu’ici et injuste vis-à-vis des usagers d’une série de lignes (Sart-Tilman, Cointes, Saint-Nicolas, …) qui ont logiquement vu leurs lignes rabattues sur le tracé du tram. Il n’y aurait d’ailleurs pas la place pour maintenir plusieurs lignes de bus sur le tracé des extensions au vu du choix, logique, d’insertion de la ligne de tram en pied de colline plutôt que du côté Meuse entre Sclessin et Jemeppe. Ce même raisonnement est transposable du côté d’Herstal.

L’absence de prise en considération des possibilités de rabattement ne pouvait conduire qu’à privilégier une option de busway, étant donné qu’il est bien plus facile de faire coexister des bus avec des bus. Appliquer cette logique, à courte vue, à l’ensemble de l’agglomération, aurait conduit à ne mettre en place que des nouvelles lignes de bus à Liège, ce qui n’aurait jamais permis de résoudre le problème de saturation de l’offre existante.

2. Absence de prise en considération des coûts liés au transfert d’un mode à l’autre (les ruptures de charge).

Du point de vue de la mobilité la mise en œuvre de lignes de busway en connexion avec le tram du tram induit deux ruptures de charge importantes, une première à Coronmeuse pour la population qui vient de Herstal, la deuxième à Sclessin pour la population qui vient de Seraing et Huy.

Ces correspondances sont perçues très négativement par les usagers des transports en commun, dans la mesure où elles induisent une perte de temps, un risque accru lié aux délais éventuels de l’un des deux modes de déplacement et des conditions d’attente bien souvent inconfortables.

L’absence de connexion entre tram et train à Jemeppe pourrait, en théorie, être comblé par une amélioration de la connexion à Sclessin, mais on sait à quel point l’intermodalité entre tram et train y est peu aisée en raison de la configuration des lieux et de la faiblesse du service à Sclessin. Qui plus est, 18 lignes de bus convergent actuellement vers la gare routière de Jemeppe, soit 369 arrêts de bus par jour et 2.469 montées voyageurs/jour. L’arrêt place Licourt à Herstal rassemble lui 7 lignes de bus et près de 1.240 montées voyageurs jour (si l’on intègre l’arrêt Pont de Wandre).

La mise en place d’une ligne de tram entre Jemeppe et Herstal était précisément destinée à capter une partie de cette demande, de manière à offrir une liaison transversale, sans pertes de charge, depuis et  vers l’ensemble de la vallée pour toute les usagers des lignes de bus rabattues aux deux extrémités de la ligne.

3. Une approche qui néglige ouvertement le développement urbain et les défis liés à la mise en œuvre du principe de zéro-artificialisation nette.

Un des bénéfices attendus de la mise en œuvre d’un mode de transport structurant est, comme son nom l’indique, l’ensemble des développements annexes qu’il entraîne avec lui. C’est ce qui distingue ce mode de transport d’alternatives telles que le busway qui, plus flexibles et moins coûteuses, ne sont pas du tout associées aux mêmes bénéfices.

Le caractère structurant des infrastructures de transport a été pour partie remis en question par Offner dans un article passé à la postérité[3]. Remarquons néanmoins que l’auteur ne remettait pas en question la relation entre développement urbain et tramway. Il interrogeait plutôt son effet mécanique et le sens de la relation causale. Dans un certain nombre de cas, en effet, l’argument du tram va servir à aligner des agendas politiques, ce qui permet de concentrer des investissements, publics et privés, le long d’une ligne de tram. Cet effet de coordination prend du temps et repose sur des mécanismes d’anticipation et d’ajustements réciproques entre différents opérateurs, des mécanismes qui ne sont pas strictement de l’ordre de la causalité simple.

Cet effet d’entrainement est aujourd’hui bien visible sur le tronçon central du tram, avec des investissements importants à Coronmeuse, autour de Bressoux, sur la place des Guillemins, autour du Val-Benoît etc. Remarquons que la plupart de ces grands projets combinent investissements publics et privés. Ils n’auraient sans doute pas été développés sans l’adjuvant du tram. Le cas de la place des Guillemins est à ce titre très évocateur. On voit aujourd’hui fleurir les grands projets autour de ce nœud de mobilité et l’arrivée du tram apparaît y avoir eu un effet bien plus important que la finalisation de la gare TGV en 2009.

Une dynamique similaire était attendue sur les communes de Herstal et de Seraing/Jemeppe. D’autant que les terrains situés le long du tracé des extensions du tram présentent un potentiel de développement plus important que sur le tronçon central en raison de la reconfiguration attendue de la ville à cet endroit : requalification urbaine, reconversion de friches industrielles et transformation potentielle d’espaces commerciaux sous-densifiés[4].

Cette reconversion doit permettre de ramener des habitants et de l’activité le long du tracé du tram, en connexion directe avec le centre-ville et les pôles d’échange/d’activité que l’on y trouve, une approche qui s’inscrit parfaitement dans le cadre de la politique de Zéro Artificialisation Nette défendue actuellement par la Région Wallonne, d’où l’intérêt d’une concertation entre administrations de la mobilité et du territoire dans le cadre de ce dossier.

Le gouvernement wallon semble considérer qu’un effet d’entrainement similaire pourrait être observé pour les deux lignes de busway projetées à Herstal et Seraing/Jemeppe. 

Un effet d’entrainement a certes été observé pour certaines lignes de BHNS à Paris, à trois nuances près[5]. Cet effet du BHNS n’est observable que pour des infrastructures lourdes : site propre quasi intégral, avec insertion du BHNS en position centrale (comme un tram) et expropriations pour la réalisation de l’assiette du bus. On est très loin d’une telle configuration dans le cas des deux lignes de busway proposées en substitution du tram. Par ailleurs, l’effet observé est moins marqué que dans le cas d’un tram. Enfin, cette ligne de BHNS parisienne a aujourd’hui été convertie en tramway, de manière à ajuster la capacité à l’augmentation de demande sur la ligne. Une reconfiguration qui a été facilitée par le fait que les impétrants avaient déjà été dégagés de l’assiette du BHNS, ce qui ne sera pas non plus le cas pour les deux lignes de busway à Liège.

4. Une étude coûts bénéfices opaque et contre-intuitive

Tous les arguments exposés jusqu’ici semblent avoir bien peu de poids dans le contexte actuel, car c’est bien l’analyse coût-bénéfices qui apparaît au centre de la démarche du gouvernement wallon et de l’AOT. Les résultats de cette analyse nous sont fournis dans un tableau laconique qui figure dans le point 3.4. du communiqué de presse.

Malheureusement il est actuellement impossible d’accéder aux hypothèses de base qui ont présidé à l’élaboration de l’analyse couts-bénéfices. Quelles sont les lignes de tram, de busway et de bus classiques prises en considération? Quel est le type de busway envisagé et, plus particulièrement, quelle est la part de site propre dans l’infrastructure et quelle est la taille des bus attendus (80, 120 ou 150 places) ? Quelles sont les durées d’amortissement du matériel prises en compte ? etc. Toutes ces questions restent sans réponse et empêchent une bonne compréhension du tableau coûts-bénéfices, une condition pourtant indispensable pour un débat serein autour des enjeux de mobilité.

On peut en particulier s’étonner du fait que les coûts opérationnels du tram soient supérieurs à ceux du busway. Alors que le tram repose sur un investissement de départ plus important, celui-ci se traduit en principe par des coûts opérationnels moindres étant donné que la durée d’amortissement d’un tram est plus longue que celle d’un bus et que le nombre de chauffeurs*jours est moins important pour un niveau de service équivalent.

Autre élément surprenant, les risques additionnels seraient plus importants pour le tram que pour le busway alors que l’AOT dispose de plans de détail et d’offres fermes pour la réalisation du tramway quand le projet pour la mise en œuvre des deux lignes de busway n’est même pas encore ébauché. Il reste à réaliser des plans d’aménagement, obtenir les permis d’urbanisme et lancer les marchés publics. Comment le risque lié aux lignes de busway pourrait-il être moins important que celui d’un tram dont on connaît à présent tous les coûts ?

Qui plus est l’étude coûts-bénéfices ne semble pas intégrer les coûts de rupture de contrat avec la société Galère, ne fut-ce que dans les risques additionnels. De ce point de vue, il aurait été utile de disposer a minima d’une analyse coûts-bénéfices pour l’extension de Herstal et d’une autre pour le tronçon Jemeppe, considérant que, sur le tronçon vers Herstal, le marché était engagé, les travaux lancés et les coûts de sortie bien plus importants que pour l’extension vers Jemeppe.

Enfin, l’analyse coût-bénéfices semble ignorer une série d’autres investissements publics déjà engagés dans les communes concernées, et qui sont directement liés à l’arrivée du tram. On pense en particulier à la reconfiguration du nœud de l’A604 à Jemeppe, pour lequel la ville de Seraing a établi un Masterplan en étroite interaction avec les autorités régionales, un projet qui a été sélectionné pour un financement Feder. De la même, manière, le redéploiement du site des ACECs autour de la low line à Herstal devaient s’articuler avec le tracé du tram à partir de la gare de Herstal et de la place Licourt. Ce projet a également été retenu dans le cadre de la programmation Feder actuelle ainsi que des projets Wallonie cyclable.

Tous ces éléments renforcent le sentiment d’une décision « en chambre », reposant sur un argument d’autorité, la fameuse étude coûts-bénéfices qui apparaît comme une boite noire impénétrable, alors même qu’elle est au cœur de la décision du gouvernement wallon.

5. Le choix discutable de contrôler le risque en augmentant l’incertitude.

La gestion des risques et de l’incertitude est au cœur des choix réalisés pour l’arrivée du tram à Liège et ce depuis la mise en place du PPP pour le tronçon central. Le PPP n’était-il pas censé garantir un budget, non révisable, et des délai fixes une fois le marché attribué ? Chacun a pu, hélas ! constater ces dernières années que ces garanties n’étaient que chimères au vu d’une série de contingences.

Dans sa décision du 29 août 2024, le gouvernement wallon revient sur cette question des risques et des incertitudes financières liées aux extensions du tram. Il s’agirait selon lui d’un argument supplémentaire en faveur du busway.

A cet argument, il convient de répondre que l’absence de concertation avec les autorités communales, les groupes d’usagers, les habitants constitue un facteur d’incertitude considérable. On en a à présent la démonstration avec la décision de la commune de Herstal d’aller en recours au Conseil d’État contre la décision du gouvernement wallon de suppression des extensions.

Remarquons encore que la décision elle-même contribue à alimenter une forte incertitude auprès de l’ensemble des acteurs économiques et territoriaux, qui voyaient dans l’engagement de la Région à compléter les extensions du tram, une forme de garantie sur le long terme.

Aujourd’hui la parole de la puissance publique, et singulièrement de la Région Wallonne, se trouve largement démonétisée. Quelle confiance les acteurs économiques devraient-ils encore octroyer à la Région dans le cadre de leur politique d’investissement, si la Région est susceptible de tels revirements, sans concertation avec lesdits acteurs économiques ?

Cette manière de gérer le dossier qui, pour contenir une forme de risque, généralise l’incertitude à l’action de toute la puissance publique, aura immanquablement des effets à long terme pour l’ensemble de la région. C’est en particulier dans un contexte de transition vers une économie bas-carbone qui repose nécessairement sur une coordination entre de nombreux investissements, publics et privés, à court, moyen et long terme. Le message livré par le gouvernement wallon à travers cette brusque volte-face est de ce point de vue très dommageable.

Conclusion

La décision du 29 aout 2024 ne paraît pas amendable par le présent gouvernement. L’investissement symbolique et politique dans ce coup d’éclat est trop important. Il nous faut donc penser l’avenir du tram à Liège à plus longue échéance.

S’inscrire dans le temps long implique tout d’abord de s’assurer du succès de la mise en œuvre du tram dans son tracé court. La décision du gouvernement wallon capitalise sur le mécontentement relatif à la phase des travaux et à l’augmentation significative du coût du tronçon central du tram. La fréquentation de la première ligne de tram sera de ce point de vue déterminante. Si le succès est mitigé, alors la remise en question des extensions se verra justifiée après coup, quels que soient les arguments que l’on peut opposer sur la forme ou le fond du dossier. Si au contraire le tram trouve son public, il faudra alors rapidement renforcer la capacité de la ligne existante, ce qui impliquera d’ouvrir à nouveau la discussion avec Tram Ardent, tant en matière de niveau de service que de coûts. Cette négociation aura des conséquences déterminantes pour les deux extensions.

S’inscrire dans le temps long implique par ailleurs de renforcer les solidarités entre communes de Liège, Seraing, Saint-Nicolas et Herstal. Abandonner les extensions du tram revient à instaurer un effet de marche considérable pour les populations moins favorisées de la vallée dans le cadre de leur accès aux aménités du centre-ville et de la transition vers la ville bas-carbone. Ceci aura un impact sur l’éventuelle mise en place de restrictions d’accès au centre-ville pour les véhicules provenant des communes périphériques, sans quoi ce public subirait une forme de double pénalité : absence d’offre en transport en commun de qualité et pénalité à l’entrée en voiture. De la même manière, la reconfiguration du réseau de bus devra très rapidement être repensée en fonction des besoins de ces usagers, considérant que d’éventuelles extensions du tram ne pourraient les desservir qu’à un horizon assez lointain à présent.

S’inscrire dans le temps long implique, enfin, de revoir la manière dont la décision publique est construite en matière de mobilité et d’aménagement. L’absence de concertation avec les autorités locales s’explique, selon nous, par la faiblesse d’un contrepoids à l’échelle de l’agglomération liégeoise. La mobilisation de l’ensemble des forces vives liégeoises autour de l’avenir de la mobilité à Liège devrait constituer une priorité pour les six années à venir si l’on veut éviter l’écueil que l’on vient de connaitre. 

Pour ce qui est de l’approche en silos, l’absence de transversalité entre différentes directions reste, selon nous, un chantier prioritaire dans le cadre de la modernisation de l’administration régionale. Il nous paraît de ce point de vue urgent de revenir aux principes directeurs qui devaient guider la réforme de l’administration publique wallonne : co-construction, subsidiarité, gouvernance novatrice (un principe qui se propose de « dépasser les silos »), innovation et concertation usagers[6].


[1] Gouvernement Wallon (2024). Tram de Liège : État du projet et des extensions. Un choix gagnant pour la mobilité liégeoise, pour le redéploiement de Herstal et de Seraing, pour la Wallonie. Communiqué de presse.

[2] Transamo (2020). Évolution du réseau de transport en commun de Liège et sa métropole à l’horizon 2025. Rapport disponible auprès des auteurs.

[3] Offner, J.M. (1993). Les « effets structurants » du transport : mythe politique, mystification scientifique, L’Espace Géographique, 22-3, pp. 233-242.

[4] PLURIS (2018). Masterplan du cœur de Herstal. Une nouvelle ambition pour le centre-ville

[5] El Hadeuf, M. (2019). De la ville de l’automobile à la ville des transports collectifs : le cas des sites propres bus du sud est parisien. Thèse de doctorat. Disponible en ligne sur HAL.

[6] Marique, S. (2024). Intervention lors du Laboratoire Vesdre

Consultation des citoyens affectés par les inondations de juillet 2021

Nature des évènements perçus par les habitants

Rapidité du phénomène

L’ensemble des intervenants souligne l’extrême rapidité de la montée des eaux. C’est en particulier le cas de ceux qui ont déjà connu d’autres inondations, par rapport auxquelles ils gardent une série de repères qui leur permettent de mesurer l’ampleur de la crue et la vitesse de montée des eaux. La vitesse de montée des eaux est souvent associée au phénomène dit de « vague ». Il convient de souligner que la rapidité de la montée du niveau d’eau s’observe aussi bien dans la vallée de la Vesdre, que le long de la Hoëgne, du Wayai, du Ri d’Asse (affluent de la Berwinne) ou de l’Ourthe. Un certain nombre d’intervenants souligne, par ailleurs, que la décrue a également été très rapide au regard des épisodes d’inondation précédents.

Une montée des eaux en deux phases

Plusieurs répondants décrivent un phénomène qui s’est développé par paliers, avec une phase de crue relativement soutenue, suivie d’une faible décrue et/ou stabilisation, qui est suivie d’une autre crue très rapide. Cette deuxième crue est bien souvent associée à l’ouverture des barrages, alors que les habitants l’ont observée aussi bien dans la vallée de l’Ourthe que de la Vesdre.

Vitesse du courant et bruit associé au cours d’eau

Au-delà de la rapidité de la crue, la vitesse des eaux ainsi que le caractère torrentiel des écoulements ont profondément marqué les habitants. Ce caractère torrentiel est également assimilé au phénomène de vague. La phase de crue rapide a fortement marqué les habitants, qui nous font part du bruit du cours d’eau lui-même ainsi que des chocs liés aux éléments que celui-ci charrie et qui viennent buter sur les bâtiments.

Des murs anti-crue dépassés

Le phénomène de vague est par ailleurs associé au dépassement des dispositifs de protection installés le long de certains tronçons de l’Ourthe. Lorsque ces dispositifs se voient débordés par la crue, il s’ensuit une montée très rapide de l’eau dans les quartiers jusque-là protégés de la montée des eaux. Le phénomène est très brusque et impressionnant.

Connaissance du risque et expérience du phénomène d’inondation

Présence en zone d’aléa et confusions relatives à la zone d’aléa très faible

La plupart des personnes interrogées ne considère pas que le risque d’inondation dans la zone qu’ils habitent soit élevé alors même que leur habitation se situe en zone d’aléa. Les habitants ont tendance à se référer à leur connaissance des inondations passées plutôt qu’aux cartes d’aléa pour évaluer le risque « réel » d’inondation. Il apparaît que c’est toujours le cas après les inondations, ce qui appelle une réflexion quant aux dispositions à adopter pour assurer une meilleure prise en compte de ces cartes. Certains considèrent à tort que le fait d’être en zone verte correspond à une situation « hors zone d’aléa », alors qu’il s’agit en réalité de la zone d’aléa très faible (récurrence centennale). La méconnaissance et la mauvaise compréhension des cartes d’aléa ne manquent pas d’être préoccupantes. Quelques citoyens sont allés consulter les cartes d’aléa après les inondations afin de comparer celles-ci avec les zones impactées par les inondations de juillet dernier et de localiser leur bien en matière d’exposition à l’aléa. Cette démarche reste néanmoins assez exceptionnelle parmi les personnes que nous avons pu interroger.

Expérience directe et indirecte du risque

Les habitants ont tendance à se fier à leur connaissance des inondations passées afin de mesurer leur exposition au risque et à adopter des mesures adéquates pour faire face à la crue durant les inondations. Lorsqu’il s’agit d’une expérience indirecte du risque partagée entre plusieurs générations, la fenêtre temporelle peut remonter beaucoup plus loin, mais les connaissances relatives à la vitesse de montée des eaux et aux niveaux atteints sont alors moins précises.

Anticipation, préparation, alertes

Information active (be-alert, medias, commune) vs. passive (Infocrue)

Lorsque l’on interroge les habitants par rapport aux alertes reçues, ceux-ci nous font part de l’absence d’alerte ou de signal adéquat durant les 48 heures précédant les événements. Certains citoyens ne s’informent que par la radio et les moyens de communication classiques. Or les informations diffusées par la radio ne concernent que les précipitations et pas les alertes d’inondation. Les citoyens ne se considèrent pas en mesure d’interpréter correctement les alertes précipitations. La répartition des compétences entre fédéral et régional en matière d’alerte précipitations et inondations leur apparaît absurde. Le décalage entre annonces de précipitations et risque d’inondation grave paraît d’autant plus fort que le niveau de pluies en bas de vallée est loin d’être catastrophique. La dissonance induite par la combinaison de prévisions météo alarmantes, sans que ceci ne soit suivi d’alertes inondations, alors que le niveau de précipitation reste dans la moyenne en bas de vallée, va amener les citoyens, y compris les plus aguerris, à baisser la garde.

Information officielle (cf. supra) vs officieuse (voisins, réseaux sociaux)

A côté des canaux officiels, une série de citoyens experts informent les riverains de l’imminence d’un risque important. Ces citoyens experts tirent leurs informations des sites SPW, des réseaux sociaux et/ou de contacts personnels. La rumeur d’une ouverture des vannes du barrage d’Eupen se répand dans la vallée au cours de l’après-midi du 14 juillet et ce de manière strictement officieuse . Cette rumeur, qui va s’avérer correcte, va ensuite alimenter la défiance des citoyens envers les autorités publiques qui n’ont pas diffusé l’information via les canaux officiels. La puissance publique a perdu, au cours des premières heures de la crise, le monopole de la diffusion d’informations critiques. Elle ne s’en remettra jamais par la suite.

Les repères comme système d’alerte à part entière

Les repères relatifs aux inondations passées sont constamment mobilisés par les habitants pour adapter leurs comportements par rapport aux événements. Ces repères constituent un système d’alerte bis, qui s’avérera parfois plus fiable que les dispositifs technologiques tels que BE-Alert.

Les gestes de routine ou l’expérience « néfaste »

Dans bien des cas, le temps consacré à mettre en place des mesures de routine ne pourra pas être utilisé pour prendre des dispositions plus adaptées face à ce qui va finalement survenir, comme le fait de remonter les meubles à l’étage, déplacer les véhicules vers un point haut, mettre les animaux de compagnie à l’abri. On peut alors parler d’expérience « néfaste » : les gestes réflexes acquis par les citoyens experts se retournent contre eux.

Point de bascule : on n’est plus dans une inondation « normale »

Certains citoyens font état d’un point de bascule dans leur perception des événements. Ils réalisent alors, selon leurs termes, qu’on n’est plus dans une inondation « normale » et que les gestes de routine mis en place ne suffiront pas pour faire face à ce qui s’annonce. Il est intéressant de souligner que ce point de bascule intervient parfois bien avant que les autorités communales ne prennent conscience du caractère exceptionnel de la crue.

Pendant la crue

Absence totale d’information officielle

Face au vide d’information et de communication, les habitants se retournent vers les services d’urgence pour signaler des situations critiques. Ces services sont rapidement complètement débordés par les appels et lorsque des personnes parviennent à entrer en contact avec un opérateur humain, les informations dont dispose celui-ci par rapport à la situation terrain apparaissent bien souvent erronées ou incomplètes.

Encerclement et comportements « à risque »

L’encerclement des habitations constitue un point critique dans le déroulé de la crise. Il s’agit du moment où il n’est plus raisonnable de sortir de chez soi, par quelque accès qui soit. Outre le problème de la hauteur d’eau, les habitants prennent conscience du danger lié à la vitesse du courant et à l’absence de visibilité des éventuels obstacles (taques d’égouts ouvertes, éléments charriés par le courant etc.). L’absence d’information officielle et la diffusion d’informations erronées via les réseaux sociaux vont conduire certains citoyens à prendre des risques inconsidérés durant cette phase.

Durée de la crise

Cette phase reste liée à un stress très intense pour la plupart des habitants que nous avons rencontrés. Certains s’interrogent sur la stabilité de leur maison, voyant les dégâts se développer autour d’eux. Les habitants restent profondément marqués par cette phase près de deux mois après les événements et leur niveau de stress est bien souvent lié à la durée de la crise.

La plupart des habitants improvisent pendant cette période afin de faire face aux événements. Des gestes de solidarité se développent entre ménages ainsi qu’entre ménages et leurs proches dès la phase de crise. Mais le bien le plus précieux pendant cette période de crise reste, encore et toujours, l’information.

Évacuation, relogement, soutien

Mode d’évacuation : professionnels vs. Volontaires

L’évacuation se développe de manière assez désordonnée. Seules quelques personnes vont être évacuées pendant la phase de crise et, parmi celles-ci, une partie des personnes seront évacuées par des professionnels. Les personnes interrogées font preuve d’un haut degré de compréhension et d’empathie, et ce malgré le niveau de stress auquel ils sont confrontés. Beaucoup considèrent comme normal le fait de ne pas être prioritaires lors de la phase d’évacuation, considérant que d’autres personnes sont plus vulnérables qu’elles.

Visualiser l’ampleur des dégâts : un nouveau choc.

Que ce soit pour ceux qui ont quitté leur domicile ou ceux qui descendent au rez-de-chaussée après la crise, visualiser l’ampleur des dégâts après que l’eau se soit retirée constitue un nouveau choc émotionnel.

Réactivité des bénévoles et des mécanismes de solidarité

L’ensemble des personnes interrogées souligne la qualité et l’importance du soutien apporté par les bénévoles, en particulier au cours de la phase post-crise. Presque tous les habitants ont été aidés, à un moment ou un autre, par des bénévoles, venus parfois d’assez loin. Ici à nouveau, l’information circule essentiellement via les réseaux sociaux. Certaines communes ont organisé une centralisation des informations relatives au soutien aux victimes, ce qui a été apprécié par le public.

Réparations et assurances

« Le plus dur commence »

Après le stress lié à la montée des eaux, à l’attente durant l’encerclement et à l’évacuation et au relogement, vient le stress lié à la reconstruction, aux travaux à réaliser dans la maison et au parcours d’obstacle administratif. Cette phase de stress est vécue de manière très négative par l’ensemble des personnes rencontrées. Certains n’hésitent pas à affirmer que c’est le pire de la crise, que c’est plus traumatisant encore que les nombreuses heures à attendre des secours et nous parlent d’un « burn-out administratif ».

Inégalités des couvertures assurance

L’accès aux informations et au soutien est très variable d’un ménage à l’autre. Ceci dépend d’une série de facteurs, comme la qualité de la couverture assurance, du fait de disposer d’une assistance juridique, d’avoir un courtier ou non, et, lorsque l’on a un courtier d’assurance, de sa proactivité et de son soutien.

Besoin de conseils techniques et juridiques

Face à ces difficultés, une des demandes fréquemment mentionnée est l’accès à des conseils techniques et/ou juridiques durant la phase de reconstruction. De nombreuses personnes sinistrées s’interrogent par rapport aux gestes techniques à poser dans leur habitation. A défaut d’information pertinente par rapport au traitement de l’humidité, ils interviennent a posteriori après observation du développement de moisissure et de champignons sur les murs, alors que ce type d’intervention s’imposait dès le départ.

Conclusions transversales

Un sentiment d’abandon largement partagé par les intervenants

De nombreux citoyens nous ont fait part du sentiment d’abandon qu’ils ont ressenti de la part des pouvoirs publics, et ce, tous niveaux d’autorité confondus. Ce sentiment est certes variable d’une personne à l’autre, d’un point à l’autre du territoire, mais il revient de manière lancinante dans beaucoup d’entretiens.

L’analyse rétrospective du décalage entre mesures de sauvegarde prises avant le point de basculement et ce qu’il aurait été possible de faire, pour soi-même et pour les autres, si l’information relative au risque réel avait été communiquée de manière effective n’est pas étrangère à ce sentiment. Beaucoup de personnes gardent un sentiment assez amer de cette expérience.

Des limites de l’action publique

Face à l’ampleur de la crise, les autorités publiques se sont vues, à un moment, dépassées par le volume des besoins auxquels répondre : standards téléphoniques saturés, difficultés d’accès sur le terrain, défaut de matériel adéquat et en quantité suffisante, manque de structurations structurelles pour le relogement.

Les personnes interrogées sont assez conscientes des limites de l’action publique et comprennent qu’elles ne sont pas toujours prioritaires dans leurs demandes. Certains font le choix délibéré de trouver des solutions par eux-mêmes, considérant que d’autres ont davantage de besoins qu’eux. Beaucoup de personnes affectées par les inondations vont-elles-mêmes s’impliquer dans le volontariat et des actions de solidarité lorsqu’elles le peuvent.

Deux choses sont toutefois dénoncées par les participants à la consultation. Les habitants relèvent, d’abord, les contradictions et le manque de fiabilité des réponses apportées par les autorités. Certains ont longtemps attendu l’aide qui leur avait été promise au moment critique de la crise. C’est moins le fait de ne pas pouvoir venir en appui qui est ici dénoncé, que le temps et l’énergie perdues à attendre un soutien qui ne viendra jamais et qui auraient pu être consacrés à d’autres choses si le message avait été plus clair dès le départ. Ils soulignent, par ailleurs, une forme de concurrence malsaine entre différentes formes de support, entre soutien officiel et officieux, entre moyens fournis par l’armée et par la Croix-Rouge etc. Le déploiement de soutiens officiels va parfois se traduire par une dégradation de l’aide apportée, très mal acceptée par les intervenants.

La commune comme interlocuteur de premier niveau

Bien que les personnes interrogées soient bien conscientes des limites de l’action publique, il ressort des entretiens et des tables-rondes que la commune reste pour eux leur premier interlocuteur en situation de crise. C’est aux autorités communales qu’ils s’adressent dans les heures qui précèdent le pic de crue. C’est également vers ce niveau de pouvoir qu’ils se retournent lorsqu’ils cherchent du soutien dans le cadre de procédures administratives ou vis-à-vis des assurances.

Du rôle des interlocuteurs humains et non-humains

L’agencement de la crise fait ressortir l’importance d’une meilleure coordination entre interlocuteurs humains (secours, courtiers, responsables communaux) et non-humains (alertes, répondeurs téléphoniques, sites internet).

Alors que dans la phase aigüe de crise, le seul support est confié à des opérateurs humains via des centrales de secours qui seront vite débordées, les habitants se voient par la suite confrontés à un véritable mur administratif, constitué de formulaires internet à compléter, d’automates téléphoniques pour obtenir l’ouverture d’un dossier d’assurance, de documents à obtenir en matière de crédits hypothécaires, alors qu’ils ont besoin d’un soutien personnalisé, fonction de leur situation singulière.

Cet usage à contresens des interlocuteurs humains et non humains alimente le ressentiment d’une partie du public, d’autant qu’il s’avère très inégalitaire. Les personnes les mieux soutenues seront celles qui peuvent entrer en contact avec des opérateurs humains qui pourront les guider à travers les méandres de la jungle administrative.

De la « sidération » à la « reconstruction »

La plupart des personnes que nous avons interrogées sont aujourd’hui en phase de reconstruction. Les contacts sont pris avec les assurances. Ils ont entrepris les premiers travaux dans leur maison. Ils ont trouvé une solution provisoire pour leur relogement. Le temps de la reconstruction leur paraît trop long et ils réalisent aujourd’hui qu’il leur faudra des mois pour retrouver ce qu’ils ont perdu, pour autant que ce soit possible. Beaucoup savent que certaines pertes sont définitives, qu’il s’agisse de pertes financières ou affectives, et ces dernières ne sont pas les moins cruelles.

Il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de répondants apparaît encore en phase de sidération. Ils ne peuvent comprendre ce qui leur est arrivé. L’aide psychologique apportée ne répond que très partiellement à leurs attentes. Ils voudraient comprendre comment ce désastre a été possible et ce qu’il faut en tirer comme conséquences, à titre individuel et collectif.

La vallée de la Meuse, un territoire sous tension climatique

Quelles adaptations du territoire de la vallée Mosane pour faire face aux risques d’inondations et de baisse d’étiage ?

Séminaire ULiège – 12 octobre 2021

La question de l’évolution du climat et de ses impacts sur le risque d’inondations des aires urbaines situées en bord de Meuse est de plus en plus centrale dans les réflexions des aménageurs, urbanistes, paysagistes et architectes, que ceux-ci viennent du secteur public ou privé. Les événements de juillet 2021 sont venus brutalement nous rappeler combien la vallée Mosane était soumise à un aléa d’inondations significatif et que celui-ci était susceptible de se renforcer en raison du changement climatique.

Réemployer les friches de la vallée, faire des cours d’eau des lieux de vie urbaine qualitative, maintenir de l’activité économique productive en vallée pour miser sur la multimodalité des lieux, ces questions doivent tenir compte des incidences de l’évolution du climat et de l’urbanisation sur les précipitations.

Différentes solutions techniques peuvent être envisagées pour faire face au risque accru d’inondations : rehausse des murs de protection des crues, renforcement éventuel des stations de pompage de l’AIDE et/ou recalibrage du réseau d’évacuation des eaux. Le risque climatique peut également être abordé sous l’angle de l’aménagement, de manière à laisser davantage de place à l’eau et à intégrer les épisodes de crues dans la conception urbaine et architecturale à travers des constructions « dry-proof » ou « wet proof ».

De telles solutions sont-elles applicables dans la vallée Mosane au vu du niveau d’anthropisation du territoire (subsidence, modification du relief du sol, urbanisation à proximité immédiate du cours d’eau) ? Quelles solutions privilégier, à quel endroit ? Il convient par ailleurs d’aborder les aspects sociaux du sujet. Tout comme pour les ilots de chaleur urbains, ce sont majoritairement les populations les plus faibles économiquement qui sont les plus exposées au risque d’inondation.

Objectifs de la rencontre

Il s’agit d’échanger des informations sur le risque d’inondation dans l’agglomération liégeoise (de Flémalle à Oupeye) et d’évoquer les différentes possibilités d’y faire face, via notamment des aménagements paysagers. La rencontre se donnera aussi l’ambition d’élargir le champ de réflexion des participants, en espérant qu’elle suscitera d’autres rencontres par la suite.

Ces échanges s’inscrivent dans la perspective de l’élaboration du futur Schéma de développement territorial communal (SDC) de la Ville de Liège, des MasterPlans de Herstal et de Seraing, ainsi que de l’étude TER sur le devenir des quatre grands sites Arcelor à requalifier (HF6, Cockerie, HFB et Chertal).

Programme du séminaire

  • Introduction de la séance par Jacques Teller (ULiège – Faculté des Sciences Appliquées)
  • Risques d’inondations dans la vallée mosane : présentation de l’étude réalisée par l’ULiège en 2013 et mise en perspective.  Benjamin Dewals (ULiège – Faculté Sciences Appliquées).
  • Modifications des régimes hydriques et impacts sur la ressource en eau : quelles perspectives et risques pour le développement du transport fluvial ?  Philippe Dierickx (SPW).
  • Gestions des inondations et des risques naturels par les projets de territoires et de paysages : Frédéric Rossano (Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg), auteur du livre : « La part de l’eau vivre avec les crues en temps de changement climatique ».

Le SuperBlock : retour sur une expérience radicale de transformation de la ville

L’idée pourrait paraître assez triviale. Il s’agit de fermer les rues au trafic de transit à l’intérieur de « super îlots » formés de 3 x 3 îlots classiques. La limite de vitesse reste fixée à 50km/h sur les artères qui bordent ces super-îlots. Elle est de 10 à 20 km/h à l’intérieur de ceux-ci de manière à être compatible avec des activités piétonnes dans l’esprit des espaces partagés. Le stationnement en surface est banni des espaces publics du super-îlot. Seules les places de stationnement souterraines ou localisées dans les bâtiments restent accessibles. 

Le principe du super-îlot exprimé en un schéma qui a fait école dans plusieurs villes espagnoles. Source: BCNecologia

Les espaces dégagés de la sorte peuvent être utilisés pour des fonctions autres que la circulation : espaces verts, jeux pour les enfants, marchés, tables de pique-nique… Chacun de ces super-îlots abrite une population de l’ordre de 6.000 habitants, soit l’échelle d’une petite ville. On peut donc y défendre un haut degré de mixité urbaine, avec des fonctions scolaires, commerciales, sportives adaptées (Rueda, 2018).

De nombreux précédents en matière d’urbanisme de proximité

Organiser la ville autour d’unités de voisinage, piétonnes et semi-autonomes, est loin d’être neuf. On en trouve une première expression dans le modèle du ‘neighbourhood unit’ défendu par Perry dans le cadre de son plan régional de New York de 1929 (Scudellari, 2019). On retrouve certains de ses principes dans les « woonerf » développés fin des années 1960 aux Pays-Bas, les micro-districts russes ou encore les « Superblocks » chinois. 

Théorisé par Salvador Rueda, le directeur de l’agence d’écologie urbaine de Barcelone, le super-îlot se distingue de ses prédécesseurs par une échelle plus réduite : un diamètre de 400 m pour les super-ilots contre 800 m pour le ‘neighbourhood unit’. Par ailleurs, le modèle du super-îlot s’applique en priorité à la ville constituée plutôt qu’aux nouveaux développements. Ces différences sont loin d’être anodines. La distance de 400m correspond à un parcours de 5 minutes à pied et l’ensemble du modèle est taillé sur une métrique humaine, ce que Salvador Rueda appelle un « système de proportions » (2018)

Il s’agit ici de défendre un véritable urbanisme de proximité, basé sur des distances piétonnes et une accessibilité optimale aux services (commerce, transport public etc.). Le modèle du superblock, par son échelle et sa perméabilité, permet par ailleurs de rencontrer une critique de Jane Jacobs par rapport au neighbourhood unit, à savoir l’effet d’îlot forteresse, forme de négation de qui fait la richesse, la profondeur et la complexité de la rue urbaine, à multiples usages et intégrant toutes les échelles de la ville.

Au-delà de cette question de l’échelle et de la perméabilité, cette proposition nous paraît bien plus radicale qu’il n’y paraît à première vue (Zografos, 2020).

Une transformation radicale de la ville

Tout d’abord le modèle du superblock s’inscrit dans un schéma global de « ville isotrope ». Salvador Rueda (2018) reprend ainsi l’utopie de Cerda et se propose de généraliser le superblock à l’ensemble du territoire de la métropole. Il s’agit à terme de « quadriller » l’ensemble de la ville à travers 503 superblocks de manière à amener un niveau équivalent d’aménités urbaines à tous les habitants, qu’ils vivent au centre ou en périphérie.

Ceci passe par une refonte intégrale des parcours des transports publics et des voies cyclables sur un schéma de ville « horizontale ». Le réseau de bus doit désormais suivre une trame quadrillée et non plus radioconcentrique. L’objectif est d’amener un arrêt de bus à moins de 5 minutes à pied de tous les habitants, avec des temps d’attente moyens aux arrêts de l’ordre de 2 minutes et un maximum d’une correspondance pour 95% des trajets. Le projet s’appuie par ailleurs sur la volonté de la municipalité de réduire la part modale de la voiture de 21%. Les auteurs du projet ont calculé qu’une baisse de la part modale voiture de 13% suffirait à éviter que le report de trafic sur les axes principaux ne contribue à engorger davantage ceux-ci suite à la mise en place du schéma (Rueda, 2018).

Réorganisation de l’ensemble du réseau des axes de transit. Un schéma comparable a été établi pour le réseau de bus et de voies cyclables. Source : INFORME. Pla d’Espai Públic i Mobilitat del Districte de Sant Martí, Barcelona.

C’est donc bien une transformation radicale de la ville qui en jeu ici. Elle vise à rééquilibrer la place accordée à la voiture et aux fonctions de rencontre, de détente et de sociabilité qui sont l’essence de l’urbanité.

Une approche transversale

Loin d’être cantonné au seul domaine de la mobilité, le modèle du superblock se veut transversal par nature. Inscrit en 2015 dans le plan urbain de mobilité, il a ensuite été repris dans les plans en matière de services urbains, de biodiversité et de qualité de l’air.

Ainsi, le superblock répond à la fois aux enjeux de réduction et d’adaptation au changement climatique. Sa mise en œuvre généralisée devrait permettre une diminution drastique des émissions de GES par la réduction de la présence de la voiture en ville, une réduction de l’îlot de chaleur au sein des super-îlots et un accroissement de la biodiversité par la végétalisation des espaces libérés par l’automobile. Les espaces verts en ville devraient couvrir 403 ha contre 171 ha actuellement à l’échelle de la métropole. Dans la partie de la ville couverte par la plan de Cerda, la part d’espaces verts par habitants devrait passer de 2.7m2 à 6.3 m2 par habitant.

La ville envisage par ailleurs de développer des micro-réseaux énergétiques à l’échelle de ces super-îlots. Et la réflexion en matière de mobilité ne se limite pas à la piétonisation et au réseau de transport en commun. Elle intègre la logistique urbaine avec un espace de dépôt pour véhicules motorisés prévu pour chacun des super-îlots à partir duquel la livraison peut s’opérer par des vélo-cargos ou par d’autres moyens de transports. La distance de 400m faciliterait par ailleurs une synchronisation des feux de circulation avec mise en priorité pour les transports en commun (Rueda, 2018).

L’implémentation de la politique des superblocks à l’échelle de l’ensemble de la ville permettrait d’éviter 667 morts par an (Mueller et. al., 2020). La majorité des effets en matière de santé publique seraient liés à la réduction de la pollution de l’air (291 morts/an), au bruit (163 morts/an) et à l’atténuation des vagues de chaleur (117 morts/an). Ces chiffres sont indicatifs bien entendu et doivent être ramenés à la population de référence, à savoir les 1.301.827 habitants de plus de 20 ans de la ville de Barcelone.

Le superblock apparaît ainsi comme l’intégrateur de différentes politiques sectorielles, qui vont de la logistique au métabolisme urbain en passant par la gouvernance et la santé publique.

Une démarche éminemment politique

Enfin, le superblock s’inscrit dans un projet politique de droit à la ville, axé sur l’espace public et la participation des citoyens à la transformation de leur environnement. Il n’est pas anodin de voir la municipalité parler de ville à « vitesse humaine » plutôt que de « ville piétonne ». Le superblock permet de consacrer 75% des espaces publics aux droits citoyens (Rueda, 2018). D’un point de vue politique, cet espace public citoyen correspond à une communauté de voisinage de 5.000 habitants pour laquelle il est possible d’organiser une participation et une prise de décision décentralisée. Du point de vue opérationnel, l’accent mis sur les espaces publics se traduit par un minutieux réaménagement des espaces publics de façade à façade au sein des super-îlots (Roberts, 2019).

Multiplier les usages possibles de l’espace public pour renforcer l’urbanité et la qualité de vie dans des logements dépourvus d’accès aux espaces extérieurs privatifs. Source : Scudellari (2019)

Même si c’est un parti de centre-droit (CiU) qui a inscrit cette mesure dans le plan de mobilité urbaine, c’est le parti de gauche issu de la mouvance Podemos (Barcelona En Comú) qui a assuré son portage politique depuis sa victoire aux élections municipales de juin 2015. Le superblock s’inscrit dans l’agenda de la maire progressiste de Barcelone, Ada Colau, qui a milité pour le droit à la ville, une régulation des loyers et l’amélioration du cadre de vie dans une approche de ville inclusive plutôt que de métropolisation à tout crin.

Une mise en œuvre laborieuse

Cinq ans après son inscription au Plan Urbain de Mobilité, la mise en œuvre de cet agenda radical est encore dans une phase de démarrage. Les premières expériences en matière de SuperBlock ont été menées dans les quartiers Gràcia et Born dans les années 2010. Ces expériences se sont traduites par une amélioration notable de l’espace public, qui s’est rapidement traduite par des mécanismes de gentrification et de touristification. 

Mais ce n’est qu’à partir du mandat d’Ada Colau que le superblock va être véritablement érigé en principe de transformation de la ville. La politique va alors se déployer avec une première expérience pilote dans un quartier populaire, Poblenou. Cette expérience pilote sera suivie de quatre autres projets réalisés ; trois projets sont actuellement en chantier (Lopez, 2020). On est encore assez loin des 503 superblocks envisagés Salvador Rueda, mais l’opérationnalisation semble se consolider au cours du temps, tant dans ses modalités que dans la réponse des habitants.

La mise en œuvre du superblock de Poblenou s’est traduite par de fortes résistances de la part de la société civile (Zografos, 2020). Ceci s’explique pour partie par un manque de concertation avec la population locale et un déphasage entre urbanisme tactique et structurel. Cette opération fut pensée au départ d’un concours ouvert aux étudiants d’architecture, avec une fermeture provisoire des rues sans beaucoup de communication préalable. L’opération était conçue de manière temporaire et n’avait pas fait l’objet d’une analyse approfondie de la part de la municipalité. Elle généra une grosse surprise pour les habitants, les commerçants et les entreprises (dont des garagistes et des concessionnaires automobiles) qui voyaient leur rue fermée à la circulation du jour au lendemain… Qui plus est ce superblock était bordé par deux artères à sens unique et orientées dans la même direction. De ce fait, la fermeture des rues internes au super-îlot allongeait les distances de parcours pour les habitants du superblock et plus encore pour ceux qui vivaient à proximité de celui-ci sans bénéficier du trafic apaisé. Enfin, l’aménagement de l’espace public était encore minimaliste. Dans l’esprit de l’urbanisme tactique, les espaces publics étaient délimités par des pneus de récupération et un marquage au sol.

Transformation d’un carrefour du Superblock de Poblenou. Une opération d’urbanisme tactique qui a soulevé de nombreuses réactions. Source : BCNecologia

Animés par l’opposition politique, des riverains se sont regroupés sous la bannière d’une association demandant l’ouverture des rues aux véhicules.  Soutenue par la presse internationale, la municipalité a alors engagé un dialogue avec la population locale de manière à recalibrer son projet et l’inscrire dans la durée. Ceci a amené à ouvrir deux rues au trafic de transit et à engager une transformation en profondeur de l’espace public, avec du mobilier urbain adapté, des animations et la création d’espaces verts.

Cette expérience a mis en évidence quelques nœuds en matière d’opérationnalisation. Ainsi le déphasage entre expériences pilotes et refonte complète du schéma de circulation de la ville amène à des incohérences comme la présence de deux artères à sens unique orientées dans la même direction en bordure du super-îlot. Par ailleurs, le décalage entre urbanisme tactique et structurel est porteur de tensions, si la phase temporaire se prolonge de manière excessive et sans perspective d’amélioration significative (Scudellari, 2019).

Signalons enfin que le caractère précaire de l’équipe politique à la tête de la municipalité n’était pas étranger aux difficultés de portage politique du projet. Barcelona en Comú ne disposant pas de la majorité au conseil municipal, son action dépendait de ses partenaires de coalition. Il fallait par ailleurs avancer rapidement pour engranger des résultats au cours de la mandature municipale. L’exposition d’Ada Colau sur le dossier du superblock de Poblenou en faisait une cible idéale pour tous ses détracteurs. Ceci nous rappelle combien la transformation d’une ville, toute ambitieuse soit elle, ne peut se comprendre en faisant abstraction des conflits politiques quotidiens et d’une compétition entre différentes conceptions du bien commun (Zografos, 2020).

La mise en place de réunions de concertation préalables à la mise en œuvre des superblocks est désormais inscrite dans les modes de faire de la ville. Par ailleurs les interventions sont à présent planifiées dans la durée, avec un diagnostic préalable plus élaboré. Les modifications au schéma de circulation général précèdent les interventions ciblées. Enfin, la municipalité a conservé l’idée d’un croisement entre urbanisme tactique et structurel, mais le délai entre ces deux types d’intervention a été réduit. L’urbanisme tactique a le mérite de stimuler le mouvement des citoyens et permet de corriger certains aspects du projet sur base d’un retour d’expérience. Ce mouvement d’implication citoyen dans les affaires de la cité est au cœur du projet politique de la municipalité.

Des questions en suspens

Une première question relative à cette politique tient aux effets de ces mesures sur la gentrification urbaine. Les premières interventions se sont traduites par une forme de touristification menant à l’exclusion de certains groupes sociaux (Roberts, 2019). Le fait de déployer cette politique à l’échelle de la ville plutôt que dans quelques quartiers centraux ou bien localiés est une première réponse par rapport à cette menace. L’intervention dans le Poblenou n’a pas conduit aux mêmes effets que ceux observés dans les quartiers de Gràcia ou El Born. Par ailleurs la municipalité de Barcelone s’est engagée dans une politique de régulation des loyers ainsi que des opérateurs tels que Airb&b. Il n’en demeure pas moins que la part actuelle de logements sociaux est de 1.5% à Barcelone (Roberts, 2019). Ceci ne permet aucunement de protéger les populations les plus précaires.

Une deuxième question porte sur l’injustice induite entre axes principaux ouverts au trafic motorisé et voies piétonnes internes au superblocks. Comment compenser l’inégalité d’exposition au bruit et à la pollution entre ces deux types de situation ? Plus fondamentalement, ce déséquilibre pose un dilemme politique dans un système urbain comme la maille de Cerda, où toutes les voiries sont de largeur et de niveau égal en matière de hiérarchie de voirie (mises à part peut-être les diagonales qui ont un statut particulier). Ceci revient de fait à imposer une hiérarchie dans un système homogène, ce qui semble contradictoire avec les objectifs généraux de cette politique.

Enfin, la municipalité a privilégié la mise en œuvre de superblocks dans les quartiers périphériques dans un premier temps. Ceci s’explique par sa volonté d’amener les aménités urbaines dans des quartiers qui n’en disposaient pas jusqu’ici. Les mauvais esprits diront que c’était aussi plus facile… On remarque en effet que le trafic est beaucoup plus important au centre ville. Sera-t-il possible de reproduire le modèle du superblock dans des conditions de saturation automobile ? A quel horizon temporel ? Ceci suppose bien entendu de gérer la demande en stationnement dans ces quartiers centraux. Plus encore, cette politique est susceptible d’exacerber les tensions qui existent entre ville centre et communes périphériques, fonctionnellement dépendantes du centre et sans véritable solution de transport public. On retrouve ici un certain nombre d’arguments mobilisés dans le cadre des politiques d’apaisement automobile adoptées chez nous.

De la transposabilité du modèle barcelonais

On peut enfin s’interroger sur la transposabilité du modèle du superblock dans d’autres villes que Barcelone. Ceci pose un problème de densité et d’échelle d’intervention. L’échelle de 400 m correspond à une métrique piétonne. Elle permet dans le cas de Barcelone de rassembler des communautés de 4.000 à 6.000 habitants pour lesquels la mise en place d’espaces publics et de services urbains a tout son sens. Une maille de 400 m dans une ville moins dense ne permettrait pas de rassembler de telles communautés. On peut dès lors s’interroger sur la viabilité des services qui y seraient proposés. Une solution serait alors d’élargir la taille de la maille, mais on perd alors l’intérêt de cette métrique piétonne : proximité des arrêts de bus et des points logistiques etc. L’adaptation du modèle à une maille urbaine organique pose question également.

En tout état de cause, toute forme de transposition de ce modèle ne peut s’envisager sans une forme d’adaptation du cadre conceptuel, idéologique et politique dans lequel il s’inscrit. Derrière les contours assez évidents de certaines opérations pilotes, nous avons essayé de mettre évidence à quel point le superblock repose sur un projet politique de transformation radicale de l’ensemble de la métropole. Des interventions ponctuelles, sans un cadre approprié, n’auraient pas de sens tant elles seraient susceptibles de creuser les inégalités urbaines sans perspective d’amélioration notable à moyen terme.

Quelques références pour aller plus loin…

López, I., Ortega, J., Pardo, M. (2020). Mobility Infrastructures in Cities and Climate Change: An Analysis Through the Superblocks in Barcelona. Atmosphere, 11, 410.

Mueller, N., Rojas-Rueda, D., Khreis, H., Cirach, M., Andrés, D., Ballester, J., Bartoll, X., Daher, C., Deluca, A., Echave, C., Milà, C., Márquez, S., Palou, J., Pérez, K., Tonne, C., Stevenson, M., Rueda, S., & Nieuwenhuijsen, M. (2020). Changing the urban design of cities for health : The superblock model. Environment International, 134, 105132.

Roberts D. (2019). Barcelona’s radical plan to take back streets from cars. Introducing “superblocks.”. Disponible en ligne sur Vox.com.

Rueda S. (2018). Superblocks for the Design of New Cities and Renovation of Existing Ones: Barcelona’s Case. In: Nieuwenhuijsen M., Khreis H. (eds) Integrating Human Health into Urban and Transport Planning. Springer.

Scudellari, J., Staricco, L., & Brovarone, E. V. (2019). Implementing the Supermanzana approach in Barcelona. Critical issues at local and urban level. Journal of Urban Design, 1‑22. 

Zografos, C., Klause, K. A., Connolly, J. J. T., & Anguelovski, I. (2020). The everyday politics of urban transformational adaptation : Struggles for authority and the Barcelona superblock project. Cities, 99, 102613. https://doi.org/10.1016/j.cities.2020.102613

Ce texte est paru dans la revue Dérivations, n°7. Je remercie Thomas Bolmain pour sa relecture attentive du texte.

Le bassin de la Meuse : des défis écologiques et territoriaux transfrontaliers

Il est indispensable de développer une véritable vision stratégique pour la Meuse si l’on veut fédérer l’ensemble des acteurs autour d’un projet de territoire résilient. Cette vision stratégique doit articuler les quatre principales fonctions du fleuve, écologique, logistique, productive et récréative, autour d’une vision partagée de ville poreuse. Le risque d’inondation lié au changement climatique n’est pas encore suffisamment pris en compte dans les documents d’aménagement du territoire, qu’il s’agisse de Schémas de Développement Communaux (SDC) ou de Schémas d’Orientation Locaux (SOL).

D’une superficie de 35.000 km2, le bassin versant de la Meuse s’étend de la France aux Pays-Bas, en passant par la Belgique et l’Allemagne. Le fleuve et ses affluents ont joué un rôle déterminant dans l’organisation du territoire au sud du pays. Le bassin versant accueille huit des douze grandes villes de Wallonie et près des deux tiers (64%) de la population wallonne. Tout au long du couloir fluvial de la Meuse, se déploie une matrice territoriale, dans laquelle s’imbriquent centres anciens hérités, habitat ouvrier, sites d’extraction, espaces de production et voies de communication (fer et route). Cette matrice territoriale ménage de larges ouvertures vers le cadre paysager de la vallée et connaît une profonde mutation économique, sociale et environnementale suite au déclin de la sidérurgie.

Une gouvernance transfrontalière

Les pays impliqués dans la gestion du bassin versant de la Meuse coopèrent depuis 1994 dans le cadre d’un traité international, signé à Charleville-Mézières. Le 3 décembre 2002, les parties ont signé à Gand un nouveau traité remplaçant celui de 1994. Ce traité est entré en vigueur le 1er décembre 2006 et a donné lieu à la création de la Commission Internationale de la Meuse (CIM).

La mise en place d’une structure de gouvernance transfrontalière s’est appuyée sur la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux (UNECE, 1992). Cette convention appelle une coopération accrue entre différents États et Régions d’Europe dans un modèle partagé de l’information et des connaissances. Les parties à la Convention s’engagent ainsi à instaurer des programmes de surveillance des eaux transfrontières. Les travaux de la CIM s’inscrivent par ailleurs dans le cadre de la mise en œuvre de la Directive Cadre Eau (2000/60/CE) ainsi que de la Directive Inondations (2007/60/EC).

La question de l’adaptation au changement climatique est particulièrement critique dans un contexte transfrontalier. C’est d’autant plus le cas lorsque les modèles hydrauliques et climatiques utilisés pour calibrer les mesures adoptées en matière de gestion du risque ne sont pas harmonisés entre différentes régions (Kitsikoudis et. al., 2020). Il ressort de l’analyse menée dans le cadre du projet AMICE que l’accroissement du risque d’inondation est substantiel dans les trois pays (Figure 1).

Figure 1. Augmentation du niveau d’eau par rapport au niveau de crue centennale actuel, en tenant compte du changement climatique (scénario pessimiste). Le niveau des crues centennale devrait augmenter de l’ordre de 1.3m entre Sedan et Herstal. (source : Dewals et. al., 2013)

L’augmentation de l’aléa d’inondation en raison du changement climatique est particulièrement marquée en Wallonie. Ceci s’explique par les caractéristiques topographiques des vallées mosanes, plus encaissées qu’en France et aux Pays-Bas, avec moins d’espace pour stocker de grands volumes d’eau dans les plaines inondables. Les fonds de vallée y sont par ailleurs densément construits, ce qui contribue à augmenter le niveau de risque.

La vallée liégeoise particulièrement exposée au risque

Ces modèles nous indiquent par ailleurs que, dans un scénario pessimiste, la Meuse pourrait retrouver son lit originel et inonder une part considérable de la plaine alluviale liégeoise, de Flémalle à Herstal, au cours des 100 prochaines années (Figure 2). Les dispositifs de protection établis à la suite de l’inondation de 1926 avaient été initialement conçus pour une période de retour de 300 ans, mais c’était sans tenir compte du changement climatique.

Figure 2. Zones inondables sur base d’une période de retour de 100 ans dans l’agglomération liégeoise (scénario pessimiste). 1. En vert. Dans les conditions actuelles. 2. En jaune. Dans la perspective du changement climatique à l’horizon 2050. 3. En rouge. Dans la perspective du changement climatique à l’horizon 2100. (source : Dewals et. al., 2013)

Les affluents de la Meuse, et en particulier l’Ourthe, l’Amblève et la Vesdre, sont dès aujourd’hui soumis à un aléa d’inondation important, et ce sans tenir compte du changement climatique. En Province de Liège, 14% des logements sont localisés en zone inondable. La moitié d’entre eux sont localisés dans une zone d’aléa moyen ou fort (Poussard, 2019).

On constate par ailleurs que l’exposition à l’aléa actuel affecte la population de manière assez inégale. Au sein de la Province de Liège, et sur base des cartes d’alea qui ne tiennent pas compte du changement climatique, on observe que ce sont les catégories socio-économiques faibles à moyennes qui sont proportionnellement les plus exposées alors que les populations les plus précaires et les plus aisées sont relativement épargnées.

Ceci s’explique essentiellement par les dispositifs de protection mis en place dans l’agglomération liégeoise entre Flémalle et Herstal. Si ces dispositifs devaient être dépassés en raison du changement climatique, il est fort probable que les inégalités environnementales seraient exacerbées. Les publics les plus précaires seraient alors particulièrement exposés au risque d’inondation.

Quatre fonctions à renforcer et à intégrer

La Meuse remplit quatre fonctions principales, qui se développent de manière assez inégale tout au long de son cours.

Si le cours d’eau n’a cessé d’être canalisé, artificialisé et rectifié au cours du XIXème et du début du XXème siècle, la fonction écologique de la Meuse se voit aujourd’hui remise à l’honneur. La qualité des eaux du fleuve et de ses affluents s’est améliorée de manière sensible suite à la mise en œuvre de la campagne d’assainissement imposée par la directive 91/271/CEE relative au traitement des eaux urbaines résiduaires.

On a vu se multiplier ces dernières années une série de démarches visant à requalifier la fonction écologique du fleuve. Ceci passe par l’installation de quelque 500 m de fascines végétalisées à Liège. Une série de zones humides d’intérêt biologique localisées en bord du fleuve sont désormais protégées. On relèvera également les efforts importants en matière de franchissabilité piscicole à proximité de tous les barrages : échelles à poisson, obligation pour les concessionnaires des centrales hydroélectriques de maîtriser le taux de mortalité etc. On voit ainsi se dessiner une ébauche de trame bleue, qui, malheureusement, n’a pas encore été formalisée à l’échelle de l’ensemble du couloir fluvial dans un document coordonné.

Figure 3. Installation de fascines végétalisées le long de la Dérivation à Liège. Ces dispositifs constituent des sites d’accueil pour les poissons (supports de pontes, zones de caches, zones d’alimentation,…). © Ville de Liège, Emilie Denis

La Meuse conserve par ailleurs une fonction logistique importante en liaison avec les ports d’Anvers et de Rotterdam. Une série d’investissements ont renforcé cette fonction, comme le développement du Trilogiport en aval de Liège, la réalisation de la quatrième écluse de Lanaye ou la mise à gabarit de l’écluse d’Ivoz-Ramet. La fonction logistique du fleuve gagnerait à être rationalisée dans le cadre de la réflexion sur la reconversion des friches industrielles d’Arcelor-Mittal. Il s’agit de réduire la fragmentation actuelle des activités portuaires pour les concentrer dans des lieux stratégiques à fort potentiel et présentant des synergies avec leur environnement.

La Meuse a par ailleurs une fonction productive dans la distribution d’eau. On sait ainsi que 40% de la production d’eau potable en Flandre provient du canal Albert, alimenté par la Meuse. Les prélèvements de Water-link dans le canal Albert sont passés de 137 à 156 millions de mètres cubes entre 2017 et 2019. Le réchauffement climatique pourrait avoir ici des effets inverses à ceux observés en matière d’inondation. Le stress hydrique pourrait en effet conduire à une diminution du niveau de la Meuse et une augmentation des prélèvements en été, ce qui pourrait induire des conflits avec la fonction logistique du canal.

Enfin, la Meuse se caractérise par une fonction récréative, paysagère, touristique importante. Celle-ci s’est renforcée dans le cadre de la mise en œuvre d’un réseau de voies lentes pratiquement continu tout au long du fleuve et de ses principaux affluents. Cette fonction récréative et touristique est particulièrement marquée en amont de Huy. L’enjeu territorial est ici de « donner de l’épaisseur » à ce réseau de manière à assurer son ancrage territorial. Ceci doit passer par des connections avec des voies lentes locales ainsi que la mise en place d’un réseau d’attracteurs susceptible de renforcer son appropriation et son usage. Cette fonction récréative et paysagère est par ailleurs valorisée dans le cadre d’une série d’opérations immobilières qui se développent à proximité du cours d’eau.

Ces différentes fonctions se développent tantôt de façon complémentaire, tantôt de façon contradictoire, ce qui donne lieu à une conception du territoire encore trop fragmentée entre espaces de production (Meuse aval) et espaces de conservation (Meuse amont). Les fonctions écologiques et récréatives ne sont pas toujours articulées et dépendent d’administrations et de niveaux de pouvoir différents. Il est indispensable de développer une véritable vision stratégique pour la Meuse si l’on veut fédérer l’ensemble des acteurs autour d’un projet de territoire résilient.

Trois enjeux pour un territoire résilient

La prise en compte du risque d’inondation nous amène à questionner la pertinence du modèle de la ville compacte dans le contexte du couloir fluvial de la Meuse. Celui-ci s’est historiquement structuré autour d’un chapelet de villes dont le rythme était déterminé par les arrêts de train ainsi que la présence de vallées adventices. La densification urbaine du couloir fluvial doit être pensée en accord avec cette trame originelle, de manière à ménager des continuités paysagères, écologiques et hydrauliques dans l’esprit d’une ville poreuse.

Cette porosité doit s’envisager à toutes les échelles territoriales. A l’échelle du bassin versant il s’agit de ménager des espaces pour stocker de grands volumes d’eau, sur le modèle de la politique « Room for the River » aux Pays-Bas. Il s’agit par ailleurs de réserver des espaces suffisants pour l’écoulement de l’eau entre îlots de bâtiments dans le cadre des nouveaux aménagements urbains. Enfin, il convient enfin d’imposer des dispositifs d’infiltration et de rétention d’eau au sein de tous les espaces publics et les bâtiments.

Cette ville poreuse doit également s’entendre au niveau fonctionnel et favoriser une plus grande mixité entre fonctions écologiques, logistique et récréative. Les infrastructures lourdes, chemin de fer, voies rapides, qui trament le couloir fluvial, ont découpé autant de « lanières territoriales » peu connectées entre elles. A ceci s’ajoute l’héritage d’enclaves industrielles, branchées sur ces infrastructures et qui viennent encore renforcer la fragmentation du paysage. Il convient aujourd’hui de renforcer la perméabilité entre différents espaces et fonctions. Ceci suppose de travailler à l’échelle des sites pour renforcer la mixité des fonctions, en ce y compris la fonction écologique bien sûr, et de renforcer les trames orthogonales qui relient le couloir fluvial aux plateaux qui le bordent. Ces trames orthogonales devraient concerner les lignes de transport en commun, les infrastructures de mobilité lente, les trames vertes ainsi que les synergies entre fonctions économiques de fond de vallée et de plateaux.

Enfin, le renforcement de la résilience du couloir fluvial doit porter sur un nouvel équilibre entre opérations de reconversion économique et de renaturalisation. L’ensemble des sites à réaménager localisés en bord de Meuse doivent être valorisés dans une logique de recyclage territorial et de lutte contre l’artificialisation. Ceci peut passer par une réhabilitation totale ou partielle de ces friches afin d’y installer de nouvelles activités sans artificialiser de nouveaux terrains vierges. On peut également envisager des mécanismes de compensation environnementale et territoriale lorsque des terrains aujourd’hui artificialisés font l’objet d’une renaturalisation, à l’image de ce qui a été fait dans la Ruhr. Ceci suppose de considérer l’ensemble des sites à réaménager comme un patrimoine foncier pouvant être mobilisé sur le long terme à l’échelle du bassin versant de la Meuse.

References

Dewals B., Drogue G., Erpicum M., Pirotton M., Archambeau P. (2013). Impact of climate change on inundation hazard along the river Meuse. In B. Dewals & M. Fournier (edts.), Transboundary Water Management in a Changing Climate, 18-27, CRC press.

Poussard C. (2019). Inondations et inégalités environnementales, TFE, ULiège.

Kitsikoudis, V., Becker, B. P. J., Huismans, Y., Archambeau, P., Erpicum, S., Pirotton, M., & Dewals, B. (2020). Discrepancies in Flood Modelling Approaches in Transboundary River Systems : Legacy of the Past or Well-grounded Choices? Water Resources Management, 34(11), 3465‑3478.

Remerciements

Cet article a été publié dans le numéro 48 de la revue Ruimte, dans le cadre du numéro spécial Chez les voisins, pp. 46-48.

Pour un urbanisme des communs à Liège

La ville de Liège ne fera pas l’économie d’un schéma de développement stratégique si elle veut répondre à la demande de logements, de services et d’espaces verts de qualité à laquelle elle est confrontée. Longtemps postposée, cette réflexion passe par une concertation avec de nombreux acteurs : les grands acteurs publics et immobiliers bien sûr, mais aussi et surtout les nombreux collectifs de citoyens qui se sont mis en place au cours des dernières années.

A force de confondre marketing territorial et aménagement du territoire, la Ville de Liège s’est peu à peu enfermée dans une politique dite des Grands Projets – gare des Guillemins, Boverie, tramway etc. Ces Grands Projets jouent certes un rôle dans le positionnement international de la ville, mais ne répondent pas, ou plus, aux aspirations quotidiennes des habitants et des investisseurs, en quête de logements, de services de proximité et d’un environnement de qualité.

On constate par ailleurs qu’une série de projets d’envergure se voient aujourd’hui bloqués en raison de réactions très vives de collectifs citoyens. Ces collectifs font régulièrement valoir l’impossibilité de juger des mérites d’un projet sans disposer d’une compréhension claire des évolutions attendues dans son voisinage. Un schéma de développement stratégique permettrait de répondre à ces attentes légitimes.

Et ce ne sont plus seulement les citoyens qui se mobilisent.

Les acteurs économiques, et plus spécifiquement l’UPSI (le représentant du secteur immobilier), considèrent qu’il est indispensable de disposer d’un schéma de développement stratégique stable et cohérent si l’on veut vraiment lutter contre l’étalement urbain. Un tel schéma permettrait de renforcer la sécurité juridique de leurs investissements. Le secteur de l’immobilier estime, à juste titre, qu’il ne lui appartient pas de porter seul des choix sociétaux en matière de durabilité urbaine et de reconstruction de la ville sur la ville. Il appartient aux acteurs politiques de définir leur ligne de conduite en la matière et de la défendre devant l’ensemble des acteurs et des citoyens.

La ville de Liège n’est pas dépourvue d’atouts dans la perspective de la mise en œuvre d’un schéma de développement stratégique innovant. On y trouve un terreau très fertile de professionnels, d’associations, de citoyens engagés dans la réflexion sur la ville. S’engager dans cette démarche serait, en outre, une manière de renouer avec notre passé et le remarquable Plan Guide élaboré au XIXème par Blonden (le document est disponible ici). Rappelons que c’est à ce Plan Guide que l’on doit certains de nos plus beaux ensembles urbains, comme le quartier du Jardin Botanique, les îlots qui entourent la place du Congrès, les remarquables alignements bâtis du quartier Saint-Léonard etc.

Nous proposons ici huit principes pour l’élaboration d’un schéma de développement stratégique pour Liège. Ces principes mêlent délibérément le pourquoi et le comment, ces deux aspects étant indissociables dans la démarche.

1) Assumer son ambition métropolitaine à l’échelle de la ville et des quartiers

Liège est la dernière grande ville wallonne qui ne dispose d’aucun document d’urbanisme stratégique à l’échelle de l’ensemble de son territoire communal. Charleroi s’est dotée d’un MasterPlan sous la houlette de son Bouwmeester. Namur, Mons et Verviers disposent d’un schéma de développement communal (ex schéma de structure).

Les communes qui entourent Liège (Seraing, Herstal, Fléron, Chaudfontaine, …) se sont elles-mêmes dotées d’outils de ce type. Liège fait figure d’exception et son agenda urbanistique semble bien souvent dicté par la périphérie. C’est en particulier le cas aux marges de la ville.

Liège doit se doter d’un cadre stratégique si elle veut assumer ses ambitions métropolitaines à l’échelle de l’agglomération, de la région et à l’international. Pour ce faire elle doit innover, faire autrement qu’ailleurs, tout en s’assurant de relais efficaces auprès des communes voisines.

Ce cadre stratégique doit réconcilier la politique des Grands Projets portée par la ville de Liège et les transformations attendues, au quotidien, dans la « ville ordinaire ». Il doit permettre d’interpréter le sens de l’action publique dans les différents quartiers de la ville. Il doit, enfin, anticiper et encadrer les projets immobiliers qui se développent sur le territoire communal en fixant un nouveau niveau d’ambition en matière de durabilité et de qualité de vie en ville à l’aune du XXIème siècle.

2) Mobiliser le levier du développement résidentiel comme vecteur d’attractivité urbaine

Dans le cadre du SDALg, Liège s’est fixée pour objectif de développer 760 nouveaux logements par an sur son territoire à l’horizon 2035. Cet objectif ne pourra être rencontré, de manière qualitative, sans disposer d’un cadre de référence qui oriente les acteurs, publics et privés, vers les espaces les plus adéquats pour le renforcement de la fonction résidentielle. Il incombe à la puissance publique, à l’autorité communale, d’identifier ces espaces d’opportunités, de les valoriser au mieux et de définir ses attentes en matière de production d’habitat.

Les expériences étrangères nous montrent que le développement résidentiel n’est pas un « sous-produit » de l’attractivité urbaine, mais au contraire son moteur et sa raison d’être. C’est à travers le redéploiement de la fonction résidentielle que des villes comme Montréal, Bordeaux ou Nantes ont pu attirer de nouvelles activités, de nouvelles fonctions métropolitaines.

Il s’agit bien entendu de croiser ce développement résidentiel avec une offre de services adaptés, écoles, crèches, espaces verts, mobilité douce, afin de ne pas tomber dans les difficultés que l’on a connu à Bruxelles (le scolaire en retard par rapport au résidentiel). Ceci suppose de coordonner sur le long terme la fonction habitat, à savoir le logement et ses extensions urbaines.

3) Faire face à l’urgence environnementale  dans une logique de justice spatiale

La ville de Liège est confrontée à un engorgement sévère du centre ville et des principales voies d’accès à celui-ci. Ceci est lié à la configuration du site originel de la ville, dans une cuvette. Son développement au XIXème et XXème siècle n’a pas ménagé de nombreuses respirations urbaines en fond de vallée. Les espaces verts de grande taille sont principalement concentrés sur les plateaux, mis à part les coteaux de la Citadelle. Il s’ensuit une exposition assez forte aux polluants atmosphériques, au bruit, aux vagues de chaleur.

Cette urgence environnementale se double, à Liège, d’une forte inégalité sociale et spatiale. L’exposition aux pollutions et l’accès aux espaces verts de qualité est très inégalement distribué dans la ville, qui souffre toujours d’une forte asymétrie entre rive gauche et rive droite. Loin de les compenser, une série d’aménagements réalisés depuis les années 1980 ont encore creusé ces inégalités. Les enjeux de justice spatiale doivent être au cœur de la réflexion stratégique en matière d’environnement urbain et, plus largement, de durabilité à Liège.

4) Repenser la mobilité à travers le dessin de l’espace public.

La ville de Liège va connaître au cours des prochaines années un bouleversement spectaculaire suite à l’arrivée du tram. D’autres projets sont en phase de réflexion. Il est important de coordonner ces initiatives dans un cadre stratégique cohérent afin de maximiser leurs bénéfices induits en matière de rénovation urbaine, de valorisation des espaces verts, de modification des comportements.

Ces équipements ont jusqu’ici été souvent réfléchi dans une optique sectorielle et technicienne, sans envisager l’ensemble des composantes de l’espace public, qui forme pourtant la trame de la culture urbaine. Il importe aujourd’hui de décloisonner les acteurs et les actions entreprises en matière de mobilité afin de les recadrer dans une réflexion plus large sur des espaces publics de qualité et une mobilité apaisée.

Des espaces publics de qualité, ce sont d’abord des espaces robustes, à savoir des espaces qui permettent le développement d’activités variées au cours du temps (journée, semaine, saison), qui se prêtent à des usages par des publics variés (jeunes ados, familles avec enfants, personnes âgées), et qui pourront évoluer dans le temps.

Des espaces publics de qualité ce sont, aussi, des espaces partagés par différents usagers (vélos, automobiles, piétons, bus) sans que les exigences d’un mode de transport ne dictent leurs contraintes à tous les autres modes. Il convient dans cette perspective de décloisonner les pratiques administratives et s’assurer d’une concertation en amont des projets. Ce sont des espaces de tailles variées (espaces de jeux pour un quartier, versus esplanade Saint-Léonard) qui maillent l’ensemble de la ville dans une logique de justice spatiale.

5) Valoriser les pratiques habitantes dans la perspective d’un urbanisme des communs

De nombreux projets de développement ont été paralysés par des recours et des mobilisation de citoyens, un peu vite taxés de Nimby par différents protagonistes. A la différence d’autres villes wallonnes, la ville de Liège a une histoire assez riche en matières de luttes urbaines. Pourquoi ne pas en faire une force ? On ne peut, en même temps, se réclamer du statut de métropole et regretter l’émergence de collectifs de citoyens dans le champ de la politique urbaine. Les deux choses sont étroitement liées, comme on le voit à Paris, Nantes, Bruxelles, Amsterdam…

L’urbanisme des communs s’attache à développer des projets qui s’attachent au bien public et portés par des communautés locales. La coproduction de la ville et de services urbains est pratique courante dans un certain nombre de villes, comme Barcelone, Édimbourg ou encore des villes du sud.

Placer la question des communs au cœur du schéma de développement stratégique permettrait de répondre aux grands défis de la ville. C’est le moyen de s’assurer d’une justice spatiale à travers la mobilisation de collectifs d’habitants dans la ville ordinaire. C’est aussi une manière de répondre aux enjeux de mobilité à travers l’identification de zones leviers, dont le développement nous concerne tous. C’est enfin une manière originale de positionner la ville, tant à l’échelle de la Wallonie qu’à l’international.

Ceci suppose de  travailler sur un cadre flexible, ouvert et incrémental, de manière à capitaliser sur des initiatives locales pertinentes. Le schéma de développement stratégique d’une ville comme Liège doit se concevoir comme un outil évolutif, amendé sur base régulière, de manière à rendre compte de ces initiatives locales et de l’évolution de son contexte international.

6) Ménager différentes temporalités et impliquer le tissu socio-culturel

Un schéma de développement stratégique est un document qui s’inscrit dans le temps long de la fabrique de la ville. On considère que sa réalisation peut s’étaler sur des périodes allant de 15 à 30 ans. Il est nécessaire de se doter d’un cadre stratégique pour coordonner des interventions de diverses natures, développement de logement privé, interventions sur les espaces publics, transformation de la mobilité, sur une durée aussi longue. Ce cadre stratégique constitue une forme de contrat, sur le temps long, entre les différents opérateurs de la ville, qu’il s’agisse d’opérateurs publics (ville, SPW, SRWT) ou d’opérateurs privés (promoteurs immobiliers, habitants, entreprises).

A côté de cela, ou en complément, il importe de ménager les temps de latence et les espaces en pause. Le cadre stratégique doit ainsi laisse une place à des opérations d’urbanisme plus tactique, qu’il s’agisse d’occupations temporaires ou précaires d’espaces vacants, d’interventions sur des espaces à reconvertir. Ces interventions sont une occasion d’impliquer le tissu associatif, le réseau socio-culturel liégeois, dans la démarche du Plan Guide.

Des expériences pilotes ont été menées par la ville dans ce sens (exemple de la Chartreuse). Il s’agit maintenant de capitaliser sur ces expériences et de revendiquer un « savoir-faire liégeois » en la matière.

7) Travailler sur les frontières externes et internes de la ville

De gros investissements ont été consentis au cœur de la métropole : hyper-centre, ligne de tram, axe Guillemins-Boverie. Il est à présent essentiel de redynamiser l’ensemble du territoire liégeois, en accordant une attention particulière aux espaces localisés à proximité des limites communales (Coronmeuse, Rocourt et Sclessin par exemple) ainsi qu’aux espaces localisés à la jonction entre différents quartiers  (le boulevard Poincarré-Frankignoulle ou la frange entre Bressoux et Droixhe par exemple).

Ces espaces de marge sont bien souvent des espaces d’opportunités, en raison d’un foncier disponible à court ou moyen terme, de la présence d’équipements structurants (gares, équipements publics) ou de leur rôle d’interface entre différents publics, différents usagers de la ville. Il appartient à la puissance publique d’orienter la transformation de ces espaces en mutation, de manière à valoriser leur potentiel de manière optimale, dans l’intérêt de la collectivité plutôt que des seuls opérateurs privés ou para-publics.

Ceci suppose de nommer ces espaces et d’y réaliser un inventaire des opportunités urbaines, considérant, par exemple, le potentiel foncier caché (espaces de stationnement, voiries surdimensionnées, emprises Infrabel etc.) à l’instar de ce qui a été réalisé à Bruxelles dans le cadre du plan canal (le gisement foncier du domaine public).

8) Produire un schéma puis un guide d’urbanisme

L’objet du schéma de développement stratégique est d’ordonner dans l’espace une série d’interventions destinées à transformer la ville. Ceci suppose de dessiner le bâti, les espaces publics, la trame verte qui compose l’ossature de la ville. Par nature le schéma de développement stratégique se centre sur des interventions de grande ampleur, qu’il s’agisse de transformations ou de constructions neuves. Les enjeux sont ici liés à la coordination des opérations de plus ou moins grande envergure dans le temps et dans l’espace.

A côté du schéma de développement stratégique, il convient par ailleurs de s’interroger sur le règlement, le guide d’urbanisme qui fixe des ambitions, une forme de droit commun, pour la production du logement, des espaces publics, des espaces verts dans la ville ordinaire.

Ce guide d’urbanisme s’appuie sur les acquis du schéma de développement stratégique et les directives adoptées en la matière pour la ville. Il se décline selon une série de thématiques telles que le logement, les espaces publics, les espaces de jeux etc. Il permet d’assurer une cohérence dans la transformation quotidienne de la ville tout en ouvrant des perspectives vers des formes originales d’intervention, comme les murs et toitures végétaux.

La ville dense est-elle toujours durable ?

1. La force d’une évidence 

Les vertus de la densité urbaine s’apparentent aujourd’hui à une forme d’évidence en matière de ville durable. Au nom de la lutte contre l’étalement urbain, on retrouve des exigences de densité minimale et des appels à la densification dans la plupart des référentiels d’urbanisme. Au-delà des guides opérationnels, des critères de densité sont désormais repris sans beaucoup de discernement comme outil de mesure des performances environnementales, de la qualité de vie ou encore de modalités d’accès aux services urbains, à l’échelle de quartiers ou de villes entières.

Il convient de rappeler à cet égard le rôle pivot de certains travaux scientifiques, comme ceux de Newman et Kenworthy[1]. À la fin des années 1980, ces deux auteurs ont mis en évidence la relation bénéfique existant entre densité et consommations énergétiques dans le domaine du transport. Ces travaux ont fait école. Ils ont été repris par une série d’autres études, adaptés à des contextes géographiques variés et appliqués à d’autres dimensions de la ville, comme par exemple les coûts des services et réseaux urbains, le taux de couverture des transports publics ou, encore, l’accès aux nouvelles technologies. Ils ont peu à peu percolé dans l’ensemble des politiques de la ville, à travers l’intégration de critères de densité dans les schémas de structure ainsi que d’appels à la « densification raisonnée »[2].

Ce consensus attire notre attention sur le rôle, la forme et le statut de la norme en urbanisme. D’outil de mesure devant toujours être rapporté à d’autres variables, la densité urbaine s’est transformée peu à peu en un outil prescriptif. La densité suffirait dans cet esprit à produire du bien commun.

Or, la norme en urbanisme a toujours été conçue comme le fruit d’un équilibre, éventuellement négocié, entre différentes parties prenantes de la ville et est, de ce fait, inscrite dans une réalité locale. A contrario, s’il n’est pas encadré de manière adéquate par les responsables politiques locaux et les citoyens, le recours actuel aux principes de densité et de densification pourrait vite s’assimiler à une forme d’injonction universalisante, sans autre légitimité qu’une démarche scientifique qui n’avait, à l’origine, aucune prétention normative.

2. Densité ou intensité urbaine ?

Approcher la densité comme une norme urbaine non négociée est selon nous contre-productif.

D’abord l’idée même de densité reste attachée, chez beaucoup de nos concitoyens, à l’image des grands ensembles et des constructions en hauteur. Ce n’est pas, pour la plupart d’entre eux, le cadre de vie qu’ils cherchent dans nos villes.

Rappelons ici qu’il a été maintes fois démontré que les quartiers de tours n’étaient pas nécessairement les plus denses, pour autant que l’on considère dans la densité l’ensemble des fonctions urbaines et pas seulement le logement. Une étude menée par l’Iaurif[3] sur le territoire de l’Île de France dans les années 1990 a ainsi mis en évidence que les tissus haussmanniens, produits au cours du xixe siècle, restaient les ensembles les plus denses de Paris, bien plus denses notamment que les quartiers d’habitat social produits dans la foulée de l’urbanisme moderniste[4].

Ceci a amené de nombreux chercheurs à parler désormais d’« intensité urbaine » plutôt que de densité, l’intensité étant définie comme le rapport entre, d’une part, la somme des habitants et des emplois et, d’autre part, la surface urbanisée[5]. La surface urbanisée étant ici égale à la superficie d’un territoire après déduction de tous ses espaces non bâtis à usage public (places, parcs, voiries, réseau bleu, etc.).

Plus les activités résidentielles et économiques sont concentrées en un lieu, plus la vie y est intense. Regrouper les usages résidentiels et économiques au numérateur, c’est promouvoir la mixité fonctionnelle des villes et reconnaître que les espaces de travail contribuent à l’animation urbaine. L’espace réservé aux usages publics et collectifs ne diminue pas la ville, il contribue à son intensité. Déduire les espaces collectifs de la superficie utile reprise au dénominateur de la fraction, c’est reconnaître ainsi leur rôle dans la cité.

Outre ces considérations, il est évident que ce changement de terminologie n’est en rien anodin. Il répond à l’amalgame persistant entre densité et grands ensembles. Par ailleurs, la densité n’est pas en soi une qualité, c’est un état de fait, plutôt subi que voulu dans un certain nombre de cas. En parlant d’intensité, il est évident que l’on se rapproche bien davantage des valeurs de la ville : échanges, mixité, co-présence, mobilité… C’est aussi ramener les usages et les usagers au cœur du débat. Ce qui rend la ville intense, ce ne sont pas ses bâtiments, ses structures physiques, ses flux, ce sont ses habitants et ses usagers. C’est enfin considérer la ville dans ses différentes temporalités (horaire, journalière, annuelle) plutôt que de manière statique.

3. Les risques d’une approche non négociée de la densification

Nos villes sont aujourd’hui confrontées à un double défi : répondre aux besoins en logement, espaces de travail, etc. générés par la croissance démographique d’une part, et lutter contre l’étalement urbain d’autre part. Dans ce contexte, une confiance excessive dans les vertus magiques de la densité pourrait justifier trois types d’abus.

D’une part, la densification pourrait s’orienter en priorité vers les quartiers centraux les plus fragiles, déjà assez denses. Une telle dynamique est susceptible de procéder par deux types d’opérations : d’un côté des opérations encadrées par la puissance publique, comme le rehaussement d’immeubles ou l’urbanisation de terrains centraux non encore bâtis ou en friche, et, d’un autre côté, des opérations informelles, comme la transformation de rez-de-chaussée commerciaux en logement et/ou la division d’immeubles. Nous pensons que les quartiers précaires sont plus directement menacés par ces dynamiques. C’est là que la demande de petits logements, pour des ménages de petite taille et/ou plus fragiles est la plus forte. Le commerce y tend à disparaître et à laisser la place à d’autres occupations. Le taux de locataires y est plus fort et la durée de domiciliation du ménage àla même adresse y est plus faible, ce qui questionne notamment la qualité et le coût de location des logements. Avec, si l’on n’y prend garde, des incidences au niveau de la rue, de l’îlot, du quartier. Dans ces quartiers précaires, la résistance aux transformations urbaines et àla pression immobilière qui s’y exerce est, parconséquent, en général plus faible.

D’autre part, des dynamiques de division d’immeubles existants ou de densification des parcelles bâties sont également en train de se développer en milieu périurbain(àproximitéimmédiate de la ville)et rural[6]. Le risque est ici de voir se développer une « seconde vague de périurbanisation », à travers la densification d’immeubles situés dans des lotissements excentrés, mal desservis par les transports en commun. Les communes de la périphérie sont confrontées aujourd’hui à des demandes croissantes en matière de division d’immeubles. C’est assez logique si l’on veut bien considérer l’inadéquation entre le parc de bâtiments quatre façades et la demande actuelle pour des logements plus petits, à un coût raisonnable ou àtout le moins supportable, et mieux adaptés pour les jeunes ménages et les personnes âgées…

Enfin, la densification des villes pourrait aussi conduire à la production de tissus bâtis trop peu durables notamment parce que, sous prétexte de répondre aux besoins de logements induits par les prévisions de croissance démographique, on ne prendrait suffisamment garde à y préserver un des éléments importants qui participe à la qualité urbaine : le non bâti, l’espace libre de construction. Ce type de densification générant ou renforçant le flux de sortie de la ville par ceux qui en ont les moyens.

On voit bien, dans un cas comme dans l’autre, qu’une densification linéaire des villes et des campagnes pourrait conduire à renforcer les inégalités urbaines et/ou à relancer de manière rampante la périurbanisation. Il s’agit de formes de densification difficiles à réguler aujourd’hui pour la puissance publique, dans la mesure où elles procèdent soit à l’échelle de l’immeuble déjà construit, plutôt qu’à travers des opérations en sites vierges, soit à l’échelle du quartier où le secteur privé tend à exploiter chacun des terrains non encore bâtis. Une partie de ces opérations urbaines à l’échelle de l’immeuble s’organise pour échapper au radar du permis d’urbanisme et du permis de location (délivré pour les logements de toute petite superficie), ce qui nous ramène au caractère non négocié de la norme en matière de densité.

Plus fondamentalement, il convient d’inscrire ces transformations dans la longue histoire des villes, qui se sont toujours développées au travers de phases successives d’extension de la zone bâtie, de densification et de substitution. La densification, vue dans cette perspective, n’a rien d’héroïque, ni d’exceptionnel. On doit aussi lire la densification au prisme de la volonté naturelle de maximiser la rente foncière, de maximiser les revenus générés par son bien, que ce soit un terrain à bâtir ou à rebâtir ou un immeuble à rénover. Ceci nous éloigne un peu des ambitions affichées de qualité et de durabilité urbaine.

4. La densité comme remède au « chemin des ânes »

L’usage de la densité comme paramètre de régulation de la forme urbaine n’est pas neuf. Il remonte au début du xxe siècle et à l’urbanisme moderne qui devait préférer le calcul de densités urbaines aux gabarits réglementaires.

On se souvient de l’aversion de Le Corbusier[7] pour les tracés de rue étroits et sinueux, les parcours caractéristiques de nos villes historiques, tout ce qu’il appelait non sans dédain « le chemin des ânes » en allusion au travail de Camillo Sitte[8] qui, lui, considérait que la complexité et l’irrégularité des tissus urbains hérités constituait une richesse. Dans leur élan pour « libérer le sol », « aérer le tissu urbain », les urbanistes « fonctionnalistes »[9] vont proposer de s’écarter du calcul de gabarits, régi par un alignement des édifices en front de voirie et un rapport entre hauteur des édifices et largeur de rue. C’est sur base de ces gabarits qu’était régulée la forme urbaine entre le xviiieet le xxe siècle dans toute l’Europe. Le premier règlement de la ville de Paris est adopté en 1784. Il sera ensuite revu à de nombreuses reprises tout en préservant la philosophie initiale. On peut aujourd’hui retracer l’évolution de ce règlement en parcourant les rues de la ville et en observant les différences de gabarit qui les caractérisent[10].

L’urbanisme fonctionnaliste a condamné les gabarits au nom de principes hygiénistes (l’accès au soleil et à la lumière), d’une mise en conformité de la ville aux nouvelles normes de l’automobile (il fallait plus d’espace pour la circulation) et de la création d’espaces verts au pied des édifices (ce que l’on appelait à l’époque les « espaces libres »). Aux gabarits dorénavant considérés comme totalement désuets, cet urbanisme a induit une préférence pour le calcul de coefficients de densité, comme le Cos[11] basé sur un rapport entre superficie de plancher et surface au sol des opérations urbaines.

L’application de critères de densité aux villes historiques, et en particulier à Paris, a rapidement suscité des réactions très négatives auprès des architectes et des professionnels du patrimoine. Leur effet sur la cohérence du paysage urbain s’est vite révélé désastreux. L’abandon du gabarit et du respect de l’alignement qui l’accompagne a induit une rupture des linéaires de voirie et la multiplication des décrochages en plan qui perturbent la lecture – le vécu – des continuités bâties. Les décrochages en hauteur autorisés par le règlement ont pour leur part dénaturé le velumde la ville, à savoir le tapis semi continu de toitures grises en zinc que l’on peut observer depuis les rares monuments qui la surplombent. C’est alors que l’on a pris conscience du fait que ces deux éléments, le linéaire des voiries et le velumurbain, faisaient définitivement partie du patrimoine de la ville au même titre que ses principaux monuments.

La lutte contre le Plan d’urbanisme directeur de Paris, adopté provisoirement en 1967, devait ainsi amener la ville à revenir à un règlement basé sur l’usage de gabarits, adaptés aux dates et conditions d’ouverture des voiries de la ville. Ce règlement a par ailleurs été complété de diverses mesures de protection des monuments.

Ces questions patrimoniales nous rappellent que la densité n’est pas un vecteur adéquat de régulation de la forme urbaine. Par définition, il ne nous renseigne pas sur l’ordre, l’implantation, la géométrie des bâtiments. C’est un indicateur « amorphe ».

5. Ce que cache encore le consensus autour de la densité

Le consensus actuel autour de la notion de densité tend à faire oublier le renversement de la logique dans l’usage des indicateurs qui lui sont associés. Nous sommes ainsi passés en 30 ans de densités maximales (les coefficients d’occupation des sols), qui devaient protéger la ville et ses habitants de la voracité des développeurs privés, à des densités minimales, qui devraient assurer la viabilité des services urbains à moindre coût environnemental.

Cette inversion des valeurs appelle évidemment des commentaires.

On oublie souvent une qualité essentielle de la relation entre densité et consommation énergétique mise en évidence par Newman et Kenworthy : elle n’est pas linéaire ! Ceci signifie qu’au-delà d’un certain seuil (à définir), les gains que l’on peut espérer d’augmentations de densité deviennent négligeables au vu de l’effort à réaliser pour les atteindre. Des travaux français sur les seuils de rentabilité (de plus-value dégagée) des développements immobiliers plus ou moins denses ont aussi illustré cela[12].

« On ne dispose pas encore de certitudes scientifiques sur le sujet, et il convient de rester prudent, mais la densité la plus vertueuse pour l’environnement pourrait bien être une densité intermédiaire, suffisamment élevée pour rendre viable une desserte en transports collectifs et des services, équipements et commerces de proximité, mais suffisamment faible pour limiter les désirs de quitter la ville pour décompresser ou s’aérer pendant les fins de semaine »[13].

Il serait intéressant d’identifier et mieux comprendre ces effets de seuil afin de sortir d’une attitude fétichiste, potentiellement contreproductive. Ceci suppose d’élargir la réflexion au-delà du seul paramètre des consommations énergétiques et de la mobilité automobile afin de considérer d’autres domaines, qui peuvent être caractérisés par des seuils différents (écoles, services publics, commerces, etc.).

Entrer dans cette logique nous conduirait nécessairement à remettre au goût du jour une forme de « programmation urbaine » – quels services pour quels niveaux de population et d’emploi ? – la densité étant ici assimilée à une forme de concentration de la demande. Sommes-nous prêts à assumer collectivement une telle démarche ? Rappelons que la programmation urbaine a connu son heure de gloire dans les années 1970, dans le cadre des opérations de villes nouvelles. C’est que l’État, à cette époque, était encore puissant, tant en matière financière que légale. Plus fondamentalement, la programmation urbaine se présentait alors comme une forme de « savoir » sur le bien collectif.[14] Une telle posture n’est évidemment plus d’actualité. Tant du point de vue de la capacité de l’État à imposer un niveau de services adapté à la demande que de notre confiance en de tels standards déterministes.

Plutôt que de certitudes, les seuils de densité actuels devraient être interprétés comme des garde-fous en matière de production de services publics. Il n’est pas sûr que tel niveau de concentration de la population conduise à tel niveau de demande en matière de crèches, d’écoles, de mobilité, de réseaux divers. Par contre, on peut craindre que l’État n’ait pas les moyens de se lancer dans de tels programmes sans un minimum de garanties quant à leur usage futur et c’est là qu’interviennent des seuils de densités. Ils sont par ailleurs susceptibles d’assurer une forme de justice spatiale entre villes, entre quartiers : si un service est déployé pour un niveau donné de densité, il devrait être possible de l’assurer dans l’ensemble des villes/quartiers qui sont caractérisés par un niveau de densité au moins équivalent. Il s’agit là d’une exigence forte en matière de production des services urbains et de durabilité.

Le fait de fixer des seuils minima plutôt que maxima de densité en matière de régulation urbaine traduit un affaiblissement de l’attractivité urbaine. Jusqu’ici, il fallait limiter les densités, de crainte de voir les immeubles gagner en hauteur pour maximaliser la rente foncière. C’est bien là le sens du « coefficient d’occupation des sols »utilisé en France (Cos) : il faut freiner les mécanismes de marché, sans quoi le risque est grand de voir se développer des opérations de destruction/reconstruction, plus denses, plus hautes, à grande échelle. Au-delà du Cos, cette logique de maximum constructible est bien celle qui était présente depuis les origines de la réglementation urbaine, y compris lorsqu’elle opérait à travers l’usage des gabarits.

S’il faut désormais instaurer des minima de densité pour les opérations urbaines, c’est que le simple jeu du marché ne va pas nécessairement y pourvoir. Il faut désormais imposer des minima à construire afin d’assurer la viabilité de la ville et des services urbains y compris dans des localisations centrales comme des quartiers de gare. C’est inquiétant. La ville aurait-t-elle tant perdu de son attractivité ? Sans doute que non. Les seuils de densité minimale apparaissent plutôt comme des objets de coordination entre différents acteurs de la ville. Comme nous venons de le signaler, ils permettent aux opérateurs publics, tels que les opérateurs de transports en commun, de réseaux, de s’engager dans des investissements en s’assurant d’un niveau de demande adéquat. C’est également un vecteur de négociation entre différents niveaux de réglementation urbaine, entre administrations et politiques, entre villes et autorités régionales. La densité urbaine apparaît, encore, comme un des composants de la boîte à outils de « l’acceptation sociale », une manière de régler les rapports entre politiques urbaines et habitants de la ville, qui ne voient pas nécessairement l’augmentation des densités d’un bon œil.

C’est qu’il faut bien reconnaître que l’augmentation des densités ne fait pas que des gagnants et que les coûts, individuels et collectifs, de la densité se voient bien souvent éclipsés dans le débat scientifique. Il nous apparaît important de reconnaître ces coûts – ces impacts – pour mieux les maîtriser, même (et surtout) lorsque ceux-ci sont discutables : perte de visibilité vers le paysage environnant, engorgement des réseaux, ombrage, îlots de chaleur, etc.

Rappelons-le, la densité et, plus encore, la densification ne sont pas des valeurs en elles-mêmes. Ce qui a de la valeur, c’est l’accessibilité de tous aux services, la qualité de l’environnement local, la préservation d’espaces personnels intimes, etc. En bref, la qualité de vie des habitants et des usagers des lieux. Baser une politique urbaine sur des principes moralisants est au mieux inefficace, au pire dangereux. Ce qu’il convient de réaliser, c’est l’équilibre entre biens collectifs et individuels que l’on peut réaliser à travers certains niveaux de densité, sans ignorer les coûts et impacts de celle-ci et en envisageant la diversité d’alternatives concrètes qu’offre cet indicateur « amorphe » qu’est la densité. Encore conviendrait-il égalementde reconnaître la dimension culturelle de la ville, qui impose de moduler les seuils de la densité en fonction des réalités sociales et historiques des lieux.

6. Quelques réflexions pour aller au-delà du consensus et revenir à Liège

Nous préconisons dans cet esprit de sortir d’une logique de densification linéaire et d’établir une cartographie des lieux prioritaires en matière d’intensité urbaine. Ceci suppose, d’une part, d’identifier des territoires àprivilégier en matière de densification, à savoir des lieux localisés à proximité des services, existants ou futurs, dans lesquels le potentiel de densification est jugé important.

Plutôt que de se focaliser sur le seul centre-ville ou la seule ville-centre, il s’agirait ici de s’intéresser aux espaces construits de manière peu dense dans l’immédiat après-guerre, dans les années 1950-1980. Ces espaces sont généralement bien desservis en services (transports en commun, commerces, écoles) et l’urbanisation s’y est produite en ruban, parfois sous forme de tissus discontinus. Cette réflexion doit impérativement être abordée à l’échelle de l’agglomération urbaine de Liège, en coordination avec la politique de mobilité et de développement commercial.

Il convient dans cet esprit d’être attentif à la densification des cœurs d’îlot, engagée dans la partie nord de l’agglomération. On retrouve dans la frange qui sépare le cœur de Liège de l’arc autoroutier nord une série d’espaces classés en zone urbanisable au plan de secteur et qui jouent un rôle important en matière de « services éco-systémiques »[15]. Plutôt que d’urbaniser ces espaces sous forme de nappes bâties de densité moyenne, nous suggérons d’identifier des nœuds dans lesquels les constructions pourraient être concentrées et éventuellement s’élever sur quelques étages, de manière à préserver des espaces verts collectifs d’intérêt public.

Il nous apparaît aussi important d’identifier des espaces dans lesquels des opérations de démolition/reconstruction pourraient être autorisées. Ceci permettrait de sortir d’une opposition stérile entre sacralisation et indifférence complète par rapport au milieu bâti. Tout le tissu bâti hérité n’a pas la même valeur. En l’absence d’une politique publique en matière de densification, il est à craindre que ce seront les opérateurs privés qui auront la main sur les choix en matière de préservation/non préservation de notre patrimoine bâti. Il nous apparaît préférable de reprendre l’initiative, collectivement, sur cette question et de considérer que si une certaine densification est souhaitable, elle doit être canalisée et orientée vers des lieux appropriés. Certaines opérations de densification qui ont été développées le long de la N4 (route nationale reliant Bruxelles à Luxembourg) nous apparaissent intéressantes à cet égard. Elles ont été l’occasion d’une production d’espaces publics et permettent de maintenir une partie de la population plus âgée sur son lieu de vie à travers la production d’immeubles de trois ou quatre étages, dotés d’équipements adéquats.

En contrepartie, une telle politique suppose, selon nous, d’identifier des territoires prioritaires en matière de dédensification urbaine.

Il faut revenir ici à l’indicateur d’intensité urbaine dont nous parlions plus haut. Cet indicateur, rappelons-le, déduit les espaces verts collectifs de la superficie utile intervenant dans le calcul de densité. Fouchier a ainsi montré que l’intensité urbaine au cœur de Paris avait progressé entre les années 1980 et 1990 et ce essentiellement en raison de la reconversion de friches industrielles en espaces verts. À population urbaine inchangée, voire légèrement diminuée, le fait de reconvertir des espaces urbanisés en espaces non urbanisés, conduit à augmenter l’intensité par la diminution du dénominateur de l’équation.

Une telle stratégie nous paraît pertinente pour la Ville de Liège. Les espaces les plus denses de la ville ont été produits au cours du xixeet de la première moitié du xxe siècle. La plupart des quartiers développés à cette époque (Outremeuse, Saint-Léonard, Longdoz, Bressoux) l’ont été sans la mise en place d’un réseau d’espaces publics tel que celui que l’on peut observer dans une série de villes françaises ou à Bruxelles. Peu, voire pas d’espaces verts, hormis dans les lieux les plus escarpés et donc les moins accessibles. C’est que l’urbanisation à l’époque industrielle était tout sauf généreuse, si ce n’est dans les quartiers plus bourgeois : le jardin botanique dans le quartier Louvrex, le parc d’Avroy pour l’urbanisation des Terrasses. Il n’est qu’à comparer la réalisation du boulevard Émile de Laveleye dans les Vennes et l’absence complète d’aménagement du boulevard Poincarré-Frankignoul dans le Longdoz pour mesurer la distance qui séparait les quartiers aisés des quartiers plus populaires au début du xxe siècle.

Les quartiers plus populaires se sont vus, eux, intégralement saturés par un assemblage de tissus résidentiels et d’emprises industrielles, qui fonctionnait de manière intégrée. Engager une logique de densification dans ces quartiers, et chercher à construire de manière systématique dans tous les espaces en friche ne nous paraît pas adéquat : ce serait en « remettre une couche » sur les injustices spatiales héritées de l’époque industrielle, alors que nous disposons aujourd’hui de tous les indicateurs pour mesurer les déséquilibres en matière d’accessibilité aux espaces verts et aux services collectifs entre quartiers urbains.

Nous suggérons à l’inverse de ménager des espaces verts, de respiration, dans ces quartiers, de manière à renforcer leur attractivité résidentielle et la qualité de vie des populations plus fragiles qui y habitent. Nous préconisons également de préserver des espaces non bâtis qui pourront, le moment venu, lorsque les moyens financiers auront pu être rassemblés (dans 3, 5, 10, 20 ans…) par le public et/ou le privé (via notamment des « charges d’urbanisme »[16]), être transformés en espaces de vie et d’apaisement. Comme nous venons de le dire, une telle diminution de la densité brute pourrait conduire à une augmentation de la densité nette, l’intensité urbaine. Mettre en œuvre une politique de qualité urbaine dans les territoires aujourd’hui les plus denses, c’est-à-dire sur la rive droite de la ville, est indispensable.

La mise en œuvre d’une politique de densification résolument contemporaine suppose, enfin, d’envisager de nouvelles formes de mobilité : mobilité partagée, véhicules électriques, zones à faible émission de polluants, etc.

Ce que l’on appelle le Transit-Oriented Development[17] (TOD) n’est rien d’autre que la remise au goût du jour de la politique d’urbanisation en chapelet qui s’est mise en place dès le xixe siècle avec l’essor du train et qui s’est poursuivie au xxeavec le retour du tram dans nos villes. Ici aussi, nous suggérons de nous affranchir de ces logiques héritées du xixe, de « sauter un siècle » et d’envisager ce que devrait être la densité dans le monde à venir de voitures électriques, partagées et pour partie autonomes. La réponse à ces défis technologiques suppose de revenir aux valeurs de l’urbanité, qui étaient déjà bien mises en évidence par l’école de Chicago – rencontres fortuites, interculturalité, connectivité – qu’il convient de réconcilier avec l’agenda actuel en matière d’innovation et de résilience urbaine.

Conclusion

Nous avons tenté, au travers de cette contribution, de démystifier l’objet « densité »et de le considérer dans une perspective historique et urbaine plus large. Même si nos propos peuvent paraître un peu durs, il nous semble que le débat sur la densité urbaine est nécessaire pour autant bien sûr qu’il soit fait état des coûts et bénéfices attendus de la densité et que les propositions formulées en la matière soient déclinées de manière différenciée dans l’espace.

Nous l’avons signalé au cours du chapitre : ces questions se posent autant en centre-ville que dans des nœuds périurbains et devraient faire l’objet d’une politique à l’échelle de la métropole, à l’image de ce qui a été mis en œuvre dans une ville comme Rennes, considérant qu’une même politique appellera peut-être des solutions opposées selon l’endroit où l’on se trouve.

Il nous paraît essentiel de « reculturaliser » ce débat afin de donner du corps et un contenu à un indicateur bien trop abstrait pour constituer à lui seul une réponse aux enjeux de la ville actuelle. Par « reculturaliser », nous entendons considérer d’autres dimensions de la ville que sa seule composante physique, réintroduire la question des valeurs, et en particulier des valeurs humaines et patrimoniales, dans le débat sur la ville et engager une réflexion sur ce que devrait être notre ville et la vie en ville dans les années à venir, sans reproduire constamment les injustices/schémas hérités du xixe siècle.

L’étalement urbain que nous connaissons en Belgique est en grande partie le produit de la négation des valeurs de la densité et, plus largement, de l’urbanité. On ne pourra faire l’économie d’un débat sur ces questions si l’on veut engager une transition de notre ville à l’échelle de l’agglomération. Une démarche collective en matière d’aménagement du territoire et d’urbanisme y sera déterminante, démarche identifiant d’abord les valeurs de l’urbanité qu’il s’agit de porter ensemble.

Pierre Fontaine, Conseiller en urbanisme, logement et développement territorial à la Ville de Liège

Jacques Teller, Professeur d’urbanisme et aménagement du territoire à l’Université de Liège, Lema- Urban and Environmental Engineering Department

Extrait de l’ouvrage Regards sur la ville, dirigé par Rachel Brahy, Elisabeth Dumont, Pierre Fontaine et Christine Ruelle (éditeur : Presses Universitaires de Liège). Le prix du livre est de 20€. Il peut être commandé via le site des PUL (http://www.presses.uliege.be) ou par mail (presses@uliege.be).

Bibliographie

Ouvrages

Bordes-PagesÉlisabeth, Référentiel de densités et de formes urbaines, Éditions de l’Iaurif, 1995, 93 p.

FouchierVincent, Les densités urbaines et le développement durable : le cas de l’Île de France et des villes nouvelles, Secrétariat général du groupe central des villes nouvelles, 1997, Paris, 212 p.

LécureuilJean, La programmation urbaine, nécessité et enjeux, Paris, Le Moniteur, 2001, 186 p.

NewmanPeter & KenworthyJeffrey, Cities and automobile dependence, Éditeur Avebury Technical,1989, 406 p.

Articles de revue

CastelJean-Charles et JardinierLaurent, « La densité au pluriel. Un apport à la recherche sur les coûts de l’urbanisation », Études Foncières, 2011, no 152, p. 12-17.

CharmesÉric, « La densification en débat », Études Foncières, 2010, no 145, p. 20-23.

SubileauJean-Louis, « Le règlement du P.O.S. et le paysage de Paris », Paris-Projet, 1975, no 13-14, p. 4-89

TouatiAnastasia, « Histoire des discours politiques sur la densité », Études Foncières, 2010, n° 145, p. 24-26.

van derWusten Herman, « La ville fonctionnelle et les modèles urbains qui lui ont succédé », EchoGéo, 36 | 2016, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/echogeo/14634(consultée le 26 juin 2018).

Rapport de recherche

BodartCéline, D’AndrimontCaroline, DeFijterArie, FontainePierre, HarouRaphaëlle, LeFortBarbara, MeurisCoralie, HaninYves, VanderstraetenPierre, « La densification des tissus urbanisés en Wallonie, opportunités pour leur qualification », Notes de recherche CPDT43, 2013, 24 p.

Travail de fin d’études

LemonnierMarion, Division de logements existants en milieu rural et périurbain, Travail de fin d’études, Université de Liège, 2015, 195 p.

Notes de bas de page

[1] Newman Peter & Kenworthy Jeffrey, Cities and automobile dependence, Éditeur Avebury Technical,1989, 406 p.

[2]  Bodart Céline, D’Andrimont Caroline, DeFijter Arie, Fontaine Pierre, Harou Raphaëlle, LeFort Barbara, Meuris Coralie, Hanin Yves, Vanderstraeten Pierre, « La densification des tissus urbanisés en Wallonie, opportunités pour leur qualification », Notes de recherche CPDT43, 2013, 24 p.

[3]  Institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région Île-de-France.

[4]  Bordes-Pages Élisabeth, Référentiel de densités et de formes urbaines, Éditions de l’Iaurif, 1995, 93 p.

[5]  Fouchier Vincent, Les densités urbaines et le développement durable : le cas de l’Île de France et des villes nouvelles, Secrétariat général du groupe central des villes nouvelles, 1997, Paris, 212 p.

[6]  Lemonnier Marion, Division de logements existants en milieu rural et périurbain, Travail de fin d’études, Université de Liège, 2015, 195 p.

[7]  Architecte et urbaniste (1887-1965) associé au mouvement moderniste. Ses écrits, et en particulier la Charte d’Athènes, ont structuré l’urbanisme de l’après-guerre en France et en Europe.

[8]  Camillo Sitte (1843-1903), architecte et théoricien de l’architecture, auteur de l’essai L’art de bâtir les villes, paru en 1889.

[9]  La « ville fonctionnelle » est alors celle qui prévoit que les quatre grands domaines d’activités humaines – habiter, travailler, circuler et se récréer – s’organisent dans des zones distinctes au sein de la ville. Voir par exemple van derWusten Herman, « La ville fonctionnelle et les modèles urbains qui lui ont succédé », EchoGéo, 36 | 2016, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/echogeo/14634(consultée le 26 juin 2018).

[10]  Subileau Jean-Louis (1975), « Le règlement du P.O.S. et le paysage de Paris », Paris-Projet, n° 13-14, p. 4-89.

[11]  Coefficient d’occupation des sols.

[12]  Castel Jean-Charles et Jardinier Laurent,« La densité au pluriel. Un apport àla recherche sur les coûts de l’urbanisation », Études Foncières, 2011, no 152, p. 12-17.

[13]  Charmes Éric, « La densification en débat », Études Foncières, 2010, no 145, p. 20-23.

[14]  Lécureuil Jean, La programmation urbaine, nécessité et enjeux, Paris, Le Moniteur, 2001, 186 p.

[15]  La notion de « services éco-systémiques » désigne les bénéfices qui sont retirés du fonctionnement des écosystèmes, qu’ils soient naturels ou modifiés : ainsi, outre son intérêt écologique, l’infrastructure verte urbaine peut générer des bénéfices sociaux, environnementaux et économiques pour la ville et ses habitants. Cette question est abordée ici-même, dans l’article « ville verte ».

[16]  En Wallonie, il s’agit d’une exigence complémentaire imposée au bénéficiaire d’un permis d’urbanisme en vue de lui faire supporter une partie des coûts que l’exécution de son projet est susceptible de causer à la collectivité.

[17]  Le concept de Transit-Oriented Developmentest une approche urbanistique visant à favoriser l’articulation de l’urbanisation et du transport collectif. Il a été développé par Peter Calthorpe en 1993.

 

Un parc paysager au Ry-Ponet : une opportunité pour la métropole liégeoise

Des étudiantes du cours de Morphologie urbaine et intégration paysagère présenteront leur analyse du site du Ry-Ponet, le lundi 4 juin à 17 heures, à l’amphi 02 de l’Institut de Mathématiques (B37).

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Une pédagogie par le projet

Trois étudiantes de l’Université de Liège se sont attachées à analyser la qualité paysagère du site du Ry-Ponet dans le cadre du cours de Morphologie urbaine et intégration paysagère. Ce cours est au programme des ingénieurs civils architectes et du Master de spécialisation en urbanisme et aménagement du territoire.

L’objectif de ce cours est de former les futurs architectes et urbanistes à l’analyse des paysages, en combinant des approches sensibles, historiques et analytiques. L’enseignement est basé sur une pédagogie par le projet. Chaque groupe d’étudiant se voit assigné un territoire et un objectif précis qu’il doit aborder en combinant divers types d’outils et de méthodes. Le travail débute par une phase d’analyse et se conclut par des propositions d’intervention justifiées et dimensionnées en fonction du diagnostic réalisé.

L’ensemble du travail repose sur l’exploitation de Systèmes d’Information Géographique (SIG), qui permettent de croiser et traiter un grand nombre d’informations et de bases de données territoriales et urbaines. Nous utilisons dans le cadre du cours un logiciel gratuit Open Source, à savoir QGIS. Ceci permet aux étudiants de se former à l’utilisation d’un outil qu’ils pourront ensuite utiliser dans leur vie professionnelle, qu’ils travaillent dans une agence d’urbanisme ou d’architecture, dans des pays du nord ou du sud, pour des applications analytiques ou plus documentaires.

Le périmètre d’étude

Le logiciel QGIS permet de croiser des données historiques relatives au territoire (cartes Ferraris, Vandermaelen), des photographies aériennes et de réaliser des calculs sur base d’un modèle numérique de terrain. Une telle approche est indispensable lorsque l’on veut aborder l’intérêt paysager d’un site comme le Ry-Ponet dans le contexte de l’agglomération liégeoise.

Le périmètre d’étude, de 1.150 ha, est situé à l’interface entre les communes de Liège, Chaudfontaine, Beyne et Fléron (figure 1). Il est organisé autour d’un vaste espace vert, de 320 ha (+ 150 ha de zone tampon), bordé par une urbanisation compacte en fond de vallée de la Meuse et de la Vesdre, et plus diffuse sur le plateau.

Le Ry-Ponet est traversé par la ligne 38 du Ravel, qui remonte de Chênée à Fléron. Une partie importante du site est reprise en zone d’habitat et zone d’habitat à caractère rural au plan de secteur. Ceci signifie que, en l’absence de réflexion collective sur le devenir de ce vaste espace vert, il devrait se voir petit à petit grignoté par l’urbanisation…

périmètreFigure 1 – Périmètre de l’étude paysagère

Le site a fait récemment l’objet d’un important projet de développement, porté par la compagnie financière Neufcour, qui prévoyait d’y développer ± 520 logements. Ce projet a suscité une mobilisation importante des riverains du projet, qui ont alors formé le collectif Ry-Ponet afin de défendre une vision alternative pour le site (une des étudiantes du cours est membre de ce collectif). L’association Urbagora devait, pour sa part, formuler un premier projet de reconversion du site en parc métropolitain dès décembre 2014.

Considérant ces antécédents, nous avons demandé aux étudiantes du cours de développer une analyse du site et du projet proposé sur le modèle des études d’impact visuel et paysager.

Le Ry-Ponet : un espace ouvert témoin de l’anthropisation de nos paysages

L’analyse de l’évolution historique du Ry-Ponet met en évidence le caractère anthropisé du paysage (figure 2). Le relief naturel y a été profondément remanié suite à l’arrivée du chemin de fer et à l’exploitation minière. Le cours d’eau qui donne son nom au site a été enterré et les  boisements se sont peu à peu réduits pour faire place à l’activité agricole.

L’urbanisation s’est développée tout autour du site, suivant les lignes de croissance des vallées de la Vesdre et de la Meuse ainsi que de la nationale qui relie Liège à Herve. Cette urbanisation hybride, compacte dans les vallées et plus diffuse sur le plateau, a fini par enclaver complètement l’espace ouvert central.  Certains terrils ont été aplanis pour faire place à l’urbanisation ; d’autres subsistent et ont été valorisés à proximité de l’ancienne voie de chemin de fer.

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Figure 2 – Analyse de l’évolution historique du site

A côté de ces transformations importantes, on relève un certain nombre d’invariants, à savoir des structures paysagères préservées parfois depuis l’Ancien Régime : position dominante de la basilique de Chêvremont, ferme Sainte-Anne, massif du Bois de Beyne etc. L’ensemble de ces éléments, naturels et anthropiques, conforme un système dynamique, riche d’enseignements pour qui s’intéresse à l’évolution du rapport entre ville, industrie et espaces servant ces activités.

Le « vide » qui subsiste au Ry-Ponet n’est rien d’autre que l’envers du décor du passage de la ville industrielle à la ville diffuse. C’est, à ce titre, un paysage culturel, porteur de nombreuses traces du passé qui méritent d’être valorisées, à l’image de ce que l’on voit dans d’autres villes, qui ont choisi de préserver d’anciens paysages miniers au titre de leur valeur écologique, culturelle et didactique (voir par exemple le site de la Arboleda à Bilbao).

Un paysage reconnu et sensible

Le travail des étudiants met par ailleurs en évidence la présence de nombreux points de vues remarquables dans et autour du site du Ry-Ponet.

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Figure 3 – Localisation des Points de vue remarquables et Périmètre d’intérêt paysager ADESA

L’asbl ADESA a été chargée, au début des années 2000, de relever des points de vue remarquable afin d’actualiser les zones d’intérêt paysager identifiées au plan de secteur. Le travail s’est basé sur une approche participative, associant les habitants et les associations locales. Ces points de vue ont fait l’objet d’une analyse systématique et d’une hiérarchisation.  On en compte pas moins de 13 au sein du Ry Ponet (figure 3). De ce fait, l’ensemble du site devait ensuite être reconnu comme Périmètre d’intérêt paysager par ADESA.

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Figure 4 – Analyse d’un point de vue remarquable (avant/après)

Les points de vues remarquables identifiés par Adesa en 2004 ont fait l’objet d’une nouvelle lecture paysagère dans le cadre du travail des étudiantes. Revisiter ces points de vue a permis de mettre en évidence d’éventuelles altérations et de compléter la caractérisation du paysage perçu à partir des points considérés. Chaque point a ensuite fait l’objet d’une fiche mettant en évidence leurs caractéristiques visuelles, les altérations éventuelles, ainsi que leur sensibilité par rapport à d’éventuelles modification dans le contexte (figure 4).

Une cartographie des bassins de visibilité

L’analyse de sensibilité est basée sur une analyse des bassins de visibilité (viewsheds) calculés sur base de QGIS à partir de chaque point de vue Adesa. Ces bassins de visibilité ont été superposés au plan de secteur afin d’identifier des vues plus ou moins menacées par l’urbanisation.

En complément, un bassin de visibilité cumulatif, portant sur la visibilité globale du Ry-Ponet a été calculé (figure 5). Il ressort de cette analyse que l’aménagement site du Ry Ponet est susceptible d’avoir un impact visuel considérable à l’échelle de Liège et de son agglomération.  Qui plus est, le site est fortement perceptible depuis un certain nombre de points de vue considérés comme de très haute valeur paysagère et écologique (comme la lande de Streupas par exemple).

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Figure 5 – Bassin de visibilité cumulatif de l’ensemble du site du Ry-Ponet

Enfin, le bassin de visibilité cumulatif de 8 points placés à différentes hauteur des principaux bâtiments du projet d’aménagement Haisse-Piédroux a été calculé. Ceci permet de mesurer directement l’impact visuel du projet immobilier sur son environnement direct et lointain.

Un benchmarking d’aménagements paysagers métropolitains

Le travail se conclut par une analyse comparative de dix parcs paysagers métropolitains, ceci afin de dégager différentes approches en matière de valorisation de parcs paysagers en Europe. Les parcs paysagers considérés dans le cadre de ce benchmarking sont les suivants :

  • Phoenix park – Dublin (Irlande) ;
  • Sutton park – Birmingham (UK) ;
  • Richmond park  – Londres (UK) ;
  • Steinhofgrunde – Vienne (Autriche) ;
  • Parc de la deûle – Lille (France) ;
  • Tempelhof – Berlin (Allemagne) ;
  • Quartier Teisseire – Grenoble (France) ;
  • Parc du domaine de Meric – Montpellier (France) ;
  • Parc du Scheutbos & parc roi baudoin – Bruxelles (Belgique) ;
  • Parc de la hulpe – Bruxelles (Belgique).

Une fiche d’analyse retraçant les motivations et modalités de l’aménagement du parc paysager est proposée pour chacun d’entre eux.

Vers un débat public associant l’ensemble des acteurs du dossier ?

Nous espérons que les analyses réalisées par ces étudiantes permettront de relancer la réflexion sur l’avenir du Ry Ponet.

Pour qu’une telle réflexion soit fructueuse, il nous paraît essentiel de disposer d’informations fiables et contrastées, sur le modèle de ce que l’on attend aujourd’hui dans le cadre d’une étude d’impact sur l’environnement. Or on sait à quel point le paysage reste bien souvent le « parent pauvre » de ces études d’impact, considérant qu’il relève plutôt du jugement qualitatif ou esthétique que de la démarche scientifique.

Sans vouloir nier la dimension subjective et personnelle de notre rapport au paysage, il nous paraît important de reconnaître également le paysage comme un bien commun, combinant dimensions matérielle et immatérielle. En tant que tel, il est susceptible d’être investi par des communautés plus ou moins importantes pour assurer sa viabilité et son entretien.

La réalisation d’un projet immobilier au sein d’un tel site ne conduit pas à détruire le paysage ou la vue, mais à les privatiser : seuls quelques uns auront désormais accès à la vue sur les vallées de la Meuse, de l’Outre et de la Vesdre. On peut bien sûr accepter une privatisation de certains paysages, sans quoi la ville ne pourrait plus se développer et se reconstruire sur elle-même. Nous considérons toutefois que cela doit être fait en connaissance de cause, en associant l’ensemble des parties prenantes au débat et en considérant l’ensemble des alternatives possibles.

Instrumenter l’analyse du paysage, à travers une cartographie des bassins de visibilité ou de l’évolution du territoire au cours du temps, n’a pour but de le sacraliser, au nom de vertus immanentes ou d’une prétendue objectivation scientifique. Il s’agit, plus modestement, de fournir des prises à un débat qui sera forcément contradictoire et politique, puisqu’il implique de repenser le rapport du public au privé.

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L’urbanisme tactique : une autre manière de faire la ville…

Le succès actuel de l’urbanisme tactique est lié à l’essoufflement du modèle du Master Plan, trop souvent associé à des travaux infrastructurels lourds et couteux. L’urbanisme tactique se focalise, lui, sur des interventions ponctuelles et réversibles en milieu urbain. Il s’appuie sur les réseaux sociaux et culturels existants pour « réenchanter la ville » et contribuer à une forme d’empowerment des habitants. Nous plaidons pour un recours à ce modèle d’urbanisme tactique dans le cadre des interventions dans les quartiers en difficulté.

La fin du Master Plan ?

Le Master Plan est un outil d’urbanisme lié à la transposition des démarches de planification stratégique depuis le domaine de l’entreprise vers celui de la ville et de l’urbanisme. Les Master Plans reposent sur la coordination d’un grand nombre d’acteurs, publics et privés, qui s’associent afin de transformer en profondeur les structures spatiales d’une partie de la ville. De nature non réglementaire et indicative, on va les voir fleurir dans l’Europe entière dans le cadre d’une série de programmes de régénération urbaine dans des espaces marqués par la désindustrialisation.

A titre d’illustration, on remarquera qu’un Master Plan très ambitieux a été mis en œuvre, chez nous, dans la commune de Seraing, de manière à accompagner la transformation de la ville liée à la fermeture de la phase à chaud. Il reposait sur une collaboration étroite entre responsables de la ville de Seraing, qui souhaitaient par là reprendre en main l’avenir de leur territoire, et les « grands acteurs » métropolitains et régionaux (SPW Route, SRWT, administration régionale de l’urbanisme, SPI etc.) ainsi que des acteurs privés (en particulier Arcelor qui souhaitait conserver la maîtrise foncière de ses terrains).

Ce modèle transnational du Master Plan apparaît aujourd’hui remis en question.

Un premier motif d’interrogation est lié à la baisse structurelle de moyens publics pour financer de tels programmes de régénération urbaine. On a pu par ailleurs reprocher aux Master Plans une forme de standardisation et de reproduction de mêmes recettes dans des contextes urbains très différents, avec des résultats parfois décevants. On constate par ailleurs que ces démarches de Master Plan tendent à ignorer une série de demandes citoyennes et ce même lorsque des dispositifs de participation sont mis en œuvre pour accompagner la démarche de réflexion.

Plus fondamentalement, le Master Plan se concentre largement sur des investissements dans les composantes physiques et matérielles de la ville – infrastructures de communication, équipements culturels phares, nouveaux quartiers –, avec souvent la désagréable surprise que la dynamique urbaine ne prend pas et que ces « beaux objets urbains » se dégradent après quelques années. Ceci est lié au fait que ce mode d’intervention mise essentiellement sur les composantes « hardware » de la ville. Il oublie l’importance du substrat social et culturel de nos espaces de vie, le « software » de la ville, qui joue un rôle de premier plan dans les dynamiques de régénération urbaine. Or ce substrat social et culturel joue un rôle fondamental en matière d’intégration sociale et d’émancipation individuelle.

Le Master Plan se trouve ainsi régulièrement en décalage par rapport à l’ensemble des initiatives spontanées liées au champ de l’économie collaborative, qui reposent sur des dynamiques horizontales entre usagers de services urbains (peer-to-peer).

L’urbanisme tactique : un mouvement issu de pratiques contestataires

Douay et Prévot définissent de la sorte l’urbanisme tactique : « l’urbanisme tactique propose à tout citoyen d’agir matériellement sur son environnement urbain immédiat et quotidien afin de le rendre plus agréable à vivre, et ce sans attendre que les autorités/acteurs en charge de l’aménagement et de l’urbanisme répondent à ses aspirations. » (Douay et Prévot, 2016)

A l’origine, cette manière de faire la ville repose explicitement sur une approche contestataire de l’urbanisme. On retrouve dans la boîte à outils de l’urbanisme tactique des pratiques telles que le « guérilla gardening », « faire sauter l’asphalte » ou encore de « chair bombing »… Ces pratiques s’inscrivent assez naturellement dans la foulée des approches situationnistes.

On peut se référer à cet égard aux écrits de Michel de Certeau pour qui « les tactiques sont des procédures qui valent par la pertinence qu’elles donnent au temps – aux circonstances que l’instant précis d’une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité de mouvements qui changent l’organisation de l’espace, aux relations entre moments successifs d’un “coup”, aux croisements possibles de durées et de rythmes hétérogènes » (de Certeau, 1990). On voit ici l’importance donnée au temps court, au caractère non linéaire et pour partie imprévisible de la fabrique de la ville.

Cette forme d’urbanisme se développe à contrepied des discours dominants, de l’entrepreneurialisme et du marketing territorial. Il s’appuie sur des démarches ascendantes, communautaires et ponctuelles menées dans un esprit « do it yourself », pour agir sur le mode de l’acupuncture urbaine. Le choix des lieux et de la rapidité des interventions sont ici des paramètres fondamentaux.

L’urbanisme tactique repose ainsi sur trois basculements fondamentaux. Il privilégie (i) le détournement plutôt que l’alignement, (ii) la réversibilité et le provisoire plutôt que l’irréversibilité et (iii) l’expérimentation plutôt que la planification.

Intervention dans les quartiers en difficulté

Cette autre manière de faire la ville trouve un terrain d’application favorable dans les quartiers en difficulté. On sait en effet le manque de moyens auquel la politique de la ville et des quartiers est aujourd’hui confrontée. C’est tout particulièrement le cas en Wallonie, où les budgets alloués aux politiques de rénovation et de revitalisation urbaine n’ont cessé de baisser depuis 2008 (figure 1).

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Figure 1 – Evolution des budgets de crédits classiques (hors financements Feder) alloués à la rénovation (en bleu) et à la revitalisation urbaine (en orange) en Wallonie

Qui plus est l’effet d’entraînement attendu des politiques de rénovation urbaine, à savoir le fait de stimuler les investissements privés dans la foulée des investissements publics, se voit aujourd’hui profondément remis en question. On se heurte dans les quartiers en difficulté à un certain nombre de verrous (manque d’intérêt des propriétaires bailleurs, taux de rotation des habitants, déclin structurel de l’activité commerciale, difficultés d’intervention de la puissance publique face au morcellement de la propriété privée) qui limitent fortement les effets d’entraînement attendus.

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Figure 2 – Cartographie de l’indice synthétique de difficulté en Wallonie (à l’échelle des secteurs statistiques) élaborée par la CPDT (Bianchet et al., 2016)

Par ailleurs, le risque de gentrification amène à considérer de tels effets d’entraînement avec prudence. Convenons néanmoins que ce risque reste assez hypothétique en Wallonie. La figure 2 propose une cartographie des quartiers en difficulté en Wallonie sur base de données récentes (2015). La méthodologie adoptée par la CPDT repose sur l’intégration de 20 variables, à l’instar de ce qui avait été proposé lors de la réalisation de l’atlas « Dynamique des quartiers en difficulté dans les régions urbaines belges » (Grippa et al, 2015). Il ressort de cette cartographie que les quartiers les plus fragiles restent fortement concentrés dans les zones urbaines du sillon industriel, qui restent peu attractives pour une part substantielle des classes moyennes et aisées.

Des expériences à Liège dans le cadre des projets Interreg SUN et VALUE Added

Ces différents facteurs expliquent très logiquement l’intérêt porté par les acteurs de la ville pour des modes d’action alternatifs dans ces quartiers. C’est la raison pour laquelle des interventions inspirées de l’urbanisme tactique ont été développées à titre expérimental au sein de la ville de Liège, dans le quartier Saint-Léonard ainsi qu’autour du parc de la Chartreuse, dans le quartier du Longdoz notamment.

Dans les deux cas les interventions ont été construites sur base d’une collaboration entre Ville – différents départements dont la maison de quartier de St-Léonard (Gregor Stangherlin) et le service des travaux publics (Anne Rondia) – et Université de Liège – laboratoire LEMA (Christine Ruelle) –, développée dans le cadre des projets Interreg SUN et VALUE Added,

Dans le cadre du projet SUN, il s’agissait de soutenir des initiatives habitantes en matière de verdurisation des quartiers. Des micro-projets proposés par des collectifs constitués d’habitants, de commerçants, d’associations et/ou d’écoles ont été évalués, sélectionnés, accompagnés et financés par le projet Interreg. On parle ici de financements de l’ordre de 3.000 à 5.000 EURs. Dans le cadre de la Chartreuse, la conception du projet et certains aspects de sa réalisation ont mobilisé les établissements scolaires proches (Ecole professionnelle de Froidmont, Collège Saint-Louis), des écoles d’art (ESA Saint-Luc Liège, Van Hal Larenstein University), les associations présentes autour du site (le Monde des Possibles,…), etc. Les acteurs sociaux et culturels sont, on le voit à travers ces quelques exemples, au cœur de la démarche de l’urbanisme tactique…

Il ressort de ces expériences que le processus de mise en place des actions a parfois autant si ce n’est davantage d’importance que leur résultat final qui peut paraître modeste. Il s’agit en effet de constituer et de mobiliser des collectifs d’habitants dans les quartiers, de soutenir leur intégration dans un processus de délibération collective, de les mettre en capacité, par exemple, de répondre à des appels à projets, soit une série de compétences qui pourront ensuite être mobilisées dans d’autres contextes. C’est là tout le sens de l’urbanisme tactique, qui entretient une confusion délibérée entre fins et moyens.

On observe par ailleurs que dans l’évaluation de ces actions, les processus de mobilisation et les effets d’apprentissage induits apparaissent comme déterminants au regard de l’intérêt de pérenniser et/ou mettre à échelle certains dispositifs, tels que les appels à verdurisation d’un quartier.

Il convient par ailleurs de souligner que ce mode opératoire ne peut masquer le manque d’investissements structurels dans les quartiers en difficulté. Il faut toujours y investir dans des espaces verts de qualité, les formes de mobilité alternative, l’amélioration de la qualité de l’habitat. L’urbanisme tactique n’est pas une panacée et ne peut devenir un alibi pour oublier les injustices profondes dont souffrent les quartiers en difficulté.

Dans cet esprit, on constate aujourd’hui que plutôt que de modes opératoires opposés et incompatibles, urbanisme tactique et stratégique se voient aujourd’hui combinés dans un nombre croissant d’interventions urbaines. L’urbanisme tactique apparaît alors comme un moyen d’intervenir dans le temps court de la ville pour préparer, anticiper et tester des interventions, de nouveaux usages qui seront éventuellement stabilisés sur le temps long. L’urbanisme tactique sort ici du rôle contestataire et marginal qu’il tenait par le passé pour s’institutionnaliser. Un tel couplage entre urbanisme tactique et stratégique nous paraît particulièrement pertinent dans les quartiers en difficulté, considérant que des interventions ponctuelles et une mobilisation citoyenne exigent, dans ces quartiers, un soutien de la puissance publique et des acteurs intermédiaires (réseau associatif, maisons de quartier, écoles etc.)

Pour aller plus loin…

Bianchet, B., Decroly, J.-M., Descamps, J., Bastin, F., Claeys, D., Mercenier, C., Ruelle, C., Wilmotte, P.-F. (2016), Localisations prioritaires en matière de dynamisation et de rénovation des quartiers urbains existants, Rapport CPDT, Disponible en ligne.

Lydon M., Garcia A. (2015). Tactical Urbanism: Short-Term Actions for Long-Term Change. Washington DC, IslandPress.

Lerner J. (2007). Acupuncture urbaine. Paris, L’Harmattan, coll. Villes et entreprises, préface d’A. Voisin.

Casagrande M. (2010). Urban Acupuncture. Adam Parsons, University of Portsmouth.

Bacqué M-H., Biewener C. (2013). L’empowerment, une pratique émancipatrice ? Paris, La Découverte.

Douay, N., Prévot, M. (2016). « Circulation d’un modèle urbain « alternatif » ? », EchoGéo.

Grippa, T., Marissal, P., May, X., Wertz, I., Van Hamme, G., & Loopmans M. (2015). Dynamique des quartiers en difficulté dans les régions urbaines belges. Bruxelles : SPP Intégration sociale.

Ruelle, C. (2016). Vers une transition durable des quartiers urbains. Formulation d’un modèle d’innovation applicable à la politique des quartiers. Thèse de doctorat en art de bâtir et urbanisme, Université de Liège, Faculté des Sciences Appliquées, 332p.

Ressources media relatives au quartier Saint-Léonard et au parc de la Chartreuse

Site internet du projet SUN : http://www.sun-euregio.eu/fr

Pages dédiées à la Chartreuse : http://www.liege.be/environnement/la-chartreuse

Film retraçant le processus du projet SUN à Saint-Léonard

 

Film sur le processus d’aménagement du parc de la Chartreuse