Des parlementaires wallons proposent de modifier la règle du comblement du CoDT afin d’étendre son champ d’application. Cette modification, assez technique, amènerait à relâcher plus de 8.000 hectares de terrains potentiellement urbanisables en Wallonie. Une telle politique ne peut que freiner le redéveloppement de la ville sur la ville. Elle induit une relance de l’urbanisation sans urbanisme, sans apporter de réponse aux vrais défis du territoire.
Origine et champ d’application de la règle du comblement
On parlait déjà de lutte contre la dispersion de l’habitat lors de l’adoption de la loi organique de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme en 1962. C’est notamment pour répondre à cet enjeu que cette loi devait proposer d’adopter des plans de secteur couvrant l’ensemble du territoire de la Belgique. La portée et la nature de ces plans de secteurs devaient ensuite être précisées par l’Arrêté royal de 1972, qui a défini les usages du sol autorisés dans chaque type de zone : habitat, agriculture, activité économiques etc.
L’Arrêté royal de 1972 prévoyait, en son article 23, une règle dérogatoire au plan de secteur. Cet article indiquait que, à titre exceptionnel, des constructions pouvaient être autorisées en dérogation au plan de secteur pour autant qu’elles soient localisées à l’intérieur d’un groupe d’habitations déjà construites lors de l’adoption du plan de secteur et situées du même côté d’une voie publique suffisamment équipée. La règle « du comblement » était née.
Cette règle a ensuite fait l’objet de plusieurs amendements, afin de définir plus précisément son champ d’application. Elle est transposée dans le CWATUP en 1984 (art. 188). Son champ d’application est précisé en 1984. Le code précise alors que cette règle ne s’applique qu’à des terrains situés entre deux habitations distantes de 100 mètres maximum (art. 112). Le CoDT, entré en vigueur en juin dernier, reprend cet article 112 moyennant quelques adaptations.
Désormais, en dehors des zones naturelles et des zones de parc, on peut déroger au plan de secteur lorsque :
- le terrain est situé entre deux habitations distantes l’une de l’autre de 100 mètres maximum;
- ce terrain et ces habitations sont situés à front et du même côté d’une voirie publique suffisamment équipée (eau, électricité, égouttage) et ne dépassant pas trois bandes de circulation ;
- le projet ne compromet pas l’aménagement de la zone.
On peut trouver deux motivations à cette règle du comblement.
Il s’agissait d’une part d’autoriser les constructions au sein de groupes d’habitations qui, en raison de leur taille modeste, ne devaient pas être reconnus comme des zones d’habitat au plan de secteur lors de l’adoption de ces derniers. Cette mesure, préventive, devait éviter un morcellement excessif de la zone d’habitat.
La règle du comblement permettait par ailleurs de valoriser l’usage des réseaux existants (eau, égouttage, électricité) dans des zones qui étaient déjà partiellement urbanisées avant l’adoption du plan de secteur. Cette démarche, qui peut paraître somme toute rationnelle, est un des facteurs qui, avec la délimitation même des zones d’habitat, allait contribuer à la production d’une urbanisation dite « en ruban ».
Une proposition de décret pour modifier la règle du comblement
Des parlementaires wallons envisagent aujourd’hui d’étendre le champ d’application de cette règle du comblement, à travers la proposition de décret du 13 avril 2017 [1]. Nous reprenons ici deux des principales modifications qu’ils proposent :
- le comblement s’appliquerait désormais sur une distance de 200 mètres ;
- cette distance s’appliquerait désormais quel que soit le côté de la voirie.
Les motivations invoquées par les porteurs de cette proposition de décret sont les suivantes.
« Dans la mesure où des voiries sont équipées en impétrants et qu’il est préférable d’urbaniser les ‘’dents creuses’’, la règle du comblement peut être un allié de choix afin d’éviter d’élargir l’urbanisation en dehors des centres existants. Cela évite également de construire de nouvelles voiries et d’équiper celles-ci vu que le comblement ne vise que les espaces situés entre deux biens situés sur une voirie déjà équipée. »
« Face à la crise du logement d’une part, et face à l’étalement urbain ‘’en ruban‘’, d’autre part, la règle dite du ‘’comblement‘’ – si elle est utilisée dans le seul but d’un remplissage des ‘’dents creuses‘’ – peut s’avérer très efficace sans devoir modifier le plan de secteur avec les conséquences administratives que l’on connaît en termes de lourdeurs administratives et de coûts y afférent. »
Le Conseil d’Etat a remis un avis par rapport à cette proposition de décret (avis 61.506/4). Le fait que cette disposition s’applique désormais des deux côtés de la voirie apparaît contradictoire, selon lui, avec le fait que le terrain doit être situé « entre » deux habitations. Le Conseil d’Etat considère par ailleurs qu’une telle proposition de décret devrait être soumise au préalable à évaluation environnementale (directive 2001/42/CE relative aux « Plans et Programmes »).
A côté de ces aspects juridiques, on peut s’interroger sur l’impact d’une telle mesure sur le territoire wallon. Nous avons ainsi calculé le potentiel d’urbanisation lié à trois scénarios :
- scénario 1 : la règle actuelle (100 m, d’un côté de la voirie) ;
- scénario 2 : extension de cette règle à 200m, mais toujours d’un seul côté de la voirie ;
- scénario 3 : extension à 200m quel que soit l’implantation des bâtiments par rapport à la voirie, à savoir le scénario envisagé par la proposition de décret du 13 avril 2017.
L’analyse repose sur le croisement de trois bases de données : le plan de secteur numérisé, le cadastre (caractérisation du bâti et délimitation des parcelles) et l’IGN vectoriel (tracé et caractérisation des voiries). Les parcelles susceptibles d’être affectées par ces trois scénarios ont alors pu être identifiées sur base d’un traitement par Système d’Information Géographique [2].
Résultats de l’analyse
Il ressort de cette analyse que la proposition de décret du 17 avril est susceptible d’élargir considérablement le champ d’application de la règle du comblement (table 1). On passe ainsi d’une superficie totale de 1.540 ha concernés par la règle de comblement dans sa formulation actuelle à 2.983 ha dans le scénario 2 et 8.386 ha dans le scénario 3.
Scénario 1 règle actuelle |
Scénario 2 200m, un côté |
Scénario 3 200m, deux côtés |
|
Brabant Wallon | 126 | 192 | 594 |
Hainaut | 705 | 1.462 | 4.255 |
Liège | 366 | 697 | 2.133 |
Luxembourg | 118 | 228 | 664 |
Namur | 224 | 404 | 741 |
Total Wallonie | 1.540 | 2.983 | 8.386 |
Table 1 – Potentiel de comblement en valeur absolue (en hectares)
Les effets de cette proposition de décret seraient particulièrement marqués dans le Hainaut ainsi que le Nord-Est de la Province de Liège (carte 1). Ces deux espaces sont caractérisés par une urbanisation héritée assez diffuse, propice au renforcement de la règle du comblement. Ce n’est toutefois pas dans ces espaces que la rareté de terrains disponible est la plus marquée en Région wallonne. A titre de comparaison on voit que cette règle du comblement ne permettrait d’ouvrir que 594 ha en Brabant wallon là où la pression foncière est la plus forte.
Carte 1 – Localisation des effets des différents scénarios (en ha)
Carte 2 – Localisation des effets du scénario 3 par rapport à l’offre foncière disponible en zone d’habitat (en %)
A titre de comparaison, la superficie cumulée de l’ensemble des territoires repris en zone d’habitat et en zone d’habitat à caractère rural au Plan de Secteur en Wallonie est de 180.580 ha. Alors que le potentiel lié à la règle de comblement, dans sa formulation actuelle, ne représente que 0,9% de cette superficie, on passerait à 4,6% dans le scénario de la proposition de Décret en discussion. Cette augmentation de près de 5% de la zone d’habitat au plan de secteur se ferait cette fois sans compensation d’aucune sorte, alors que toute augmentation de la zone urbanisable liée à l’adoption d’un document d’aménagement du territoire doit, dans le cadre du CoDT, faire l’objet d’une compensation planologique et peut entrainer une taxe sur la plus-value foncière (Art.D.IV.48).
Carte 3 – Répartition des zones concernées par la règle de comblement entre scénario 1 (règle actuelle) et 3 (200 m des 2 côtés). Fenêtre de 5000×5000 m
On peut également comparer le potentiel lié au comblement à celui des terrains actuellement non bâtis au sein des zones d’habitat au plan de secteur (carte 3). On relève que cette proposition de Décret amène à augmenter de 2,7% l’offre foncière potentielle dans la situation actuelle à 14,6% suite à la mise en œuvre de cette proposition de décret. On constate par ailleurs que cette offre foncière additionnelle viendrait se déployer de manière extrêmement diffuse au sein des paysages existants (carte 3), contribuant par là même à une relance de l’étalement urbain.
Vers une relance de l’urbanisation sans urbanisme ?
Loin de contribuer au recentrage de l’urbanisation au sein des noyaux d’habitat, la proposition de décret s’inscrit dans une forme d’urbanisation indifférente au contexte et aux enjeux locaux. Il s’agit là d’un nouvel avatar de ce que Bénédicte Grosjean appelle l’« urbanisation sans urbanisme » [3], à savoir une colonisation progressive de l’espace périurbain et rural sans vision d’ensemble quant aux pôles à densifier/développer et leurs qualités spatiales attendues.
Face aux enjeux mis en avant par les promoteurs de cette proposition de Décret, à savoir lutter contre la crise du logement et limiter l’étalement urbain, la priorité est bien davantage de mettre en œuvre les outils prévus par le CoDT, comme la zone d’enjeu communal (ZEC). Cet outil devrait permettre de cibler des zones spécifiques où le comblement est éventuellement souhaitable et de rencontrer le problème des dents creuses. Rappelons qu’une des motivations sous-jacentes au basculement depuis le CWATUP vers le CoDT était de réduire les délais de procédure et d’accélérer les décisions en matière d’aménagement du territoire.
Nous avons mis en évidence à travers nos traitements cartographiques que la proposition de décret est susceptible de relancer une urbanisation diffuse du territoire.
Une telle offre foncière additionnelle viendrait à nouveau freiner la reconstruction de la ville sur la ville. Une trop grande disponibilité de terrains urbanisables, localisés en périphérie, pénalise le recyclage urbain et l’urbanisation de terrains plus centraux, dont la mise en œuvre est parfois plus complexe (procédures plus longues, voisinage, pollution des sols etc.). Les pôles urbains les plus fortement impactés par cette politique seraient sans doute ceux qui sont situés à l’extrême Ouest (Mouscron, Tournai, Mons) et Est de la Wallonie (Verviers en particulier).
Une urbanisation diffuse du territoire nie également les valeurs du paysage périurbain et rural. Tantôt elle se déploie le long de voiries très visibles dans les espaces ouverts, tantôt elle autorise une privatisation larvée du paysage par construction et obstruction des vues le long de voies qui offraient jusque-là des échappées visuelles vers ces mêmes espaces ouverts. Ces deux phénomènes se conjuguent bien souvent et contribuent à dénaturer de nombreux abords de noyaux périurbains et ruraux. Cette politique est susceptible d’induire une dégradation sensible des paysages du Pays de Herve et du Plateau limoneux hennuyer.
Enfin, nous faisons l’hypothèse que de nombreux terrains visés par cette modification de la règle du comblement sont aujourd’hui occupés par des prairies. L’impact sur la biodiversité d’une telle mesure mériterait en tout état de cause d’être analysé en profondeur. De façon générale, il nous parait essentiel de soumettre une politique telle que visée par cette proposition de Décret à une évaluation d’impact qui considère à la fois les dimensions paysagères, eco-systémiques et urbaines de la question.
Notes
[1] L’ensemble des documents et des travaux parlementaires relatifs à cette proposition de décret sont disponibles sur le site suivant : https://www.parlement-wallonie.be/pwpages?p=doc-recherche-det&id_doc=78117
[2] Ce traitement numérique s’est fait en quatre étapes : (1) identification des «habitations» au sein du bâti (sur base du cadastre) ; (2) création de zones éligibles aux abords des voiries (IGN + plan de secteur + cadastre); (3) analyse de la proximité entre les habitations (cadastre) ; (4) sélection des parcelles non bâties entre habitations proches (en considérant les périmètres de protection du CoDT).
[3] Grosjean B. (2010), Urbanisation sans urbanisme. Une histoire de la « ville diffuse », Mardaga.
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